Citations de Tatiana Arfel (73)
" (...) ses toiles parlaient aux gens, oui, et en plus, ce qui était très rare, elles les faisaient parler entre eux."
"Et puis les noms, ça change, Jacques, Giacomo, Maxime, Miraculo, ça ne désigne pas la même personne, ça montre juste ce qu'on a envie de dire d'elle. Qu'on m'appelle Jacques et je sais qu'on me parlera de la vie extérieure où je n'ai pas ma place, de factures à payer, qu'on m'appelle Giacomo et je sais que je suis sur scène, à ma vraie place, alors même que ce nom ne m'appartient pas. Je crois qu'on devrait choisir chacun son nom et ne le dire à personne, libre aux autres ensuite de vous appeler comme ils l'entendent, de mettre ce qu'ils veulent dans les quelques syllabes dont ils usent à votre égard. Pourquoi les parents seraient-ils les seuls à donner un nom ? Pourquoi les parents auraient-ils le droit de limiter le champ infini des noms possibles, sans que l'on puisse protester ?"
Ils sont trois à parler à tour de rôle, trois marginaux en bord de monde.
Il y a d'abord Giacomo, vieux clown blanc, dresseur de caniches...
Il y a la femme grise sans nom, de celles que l'on ne remarque jamais...
Et puis il y a le môme, l'enfant sauvage qui s'élève seul...
On ne cueille pas les coquelicots si on veut les garder vivants.
« Mes amis, à partir du moment où vous pointez, votre temps ne vous appartient plus. Considérez que ce temps vous le louez contre salaire. C'est bien le cas, n'est-ce pas ? C'est comme une maison : si vous la louez à des gens alors que vous partez en vacances, vous n'allez pas y repasser quand vous voulez, non ? Chez HT, c'est pareil. Ce temps n'est pas votre temps. Lorsque vous travaillez, vous ne pouvez pas en avoir jouissance. Gardez bien cela en tête, nous en reparlerons lors de la réunion de rationalisation des pensées. Une fois arrivés ici, c'est HT qui occupe votre maison, qui vous paye pour cela, ce n'est plus vous. C'est signé dans votre contrat de travail, lu et approuvé par vous-même. Le soir, après avoir pointé en bas, une fois dans la rue, vous pouvez réintégrer votre maison. HT n'est pas esclavagiste. »
Alors j'aurais prononcé un discours de paix, à elles et aux soignants attiré là par le calme soudain de la salle, pour qu'on n'enferme pas dans des cages ceux qui sont déjà exilés d'eux-mêmes, pour qu'on ne mette pas de pyjamas piquants à ceux dont la peau est beaucoup trop fine pour supporter le monde, pour qu'on n'écrase pas de molécules chimiques les esprits qui ont déjà tellement de mal à se persuader qu'ils existent. A la fin tout le monde m'aurait applaudie et j'aurais regardé chacun à son tour dans les yeux.
Mais quitter le cirque, quitter la grande roue en marche, c'était déjà mourir un peu, passer de l'autre côté, dans la lumière blanche et froide du jour, alors que nous autres ne vivons que dans l'attente du soir et de la lumière chaude des projecteurs, des bougies fébriles des roulottes ou de l'éclat fantastique du feu de camp, au bivouac des grans chemins.
Le môme est mis une fois dehors dans un petit abri où la bête bleu clair rentre aussi. Le môme qui a levé la tête s'aperçoit qu'elle s'est séparée en deux : deux grandes ombres devant lui. L'abri se met à avancer doucement tout seul, le môme ne comprend pas, il voit le dehors bouger : à gauche le mur du terrain vague, à droite les maisons, et puis d'un coup le mur a disparu, l'abri a tourné, c'est un autre endroit, d'autres maisons, des bruits inconnus, des lumières blanches, rouges, vertes. Le môme est si fasciné par les lumières de couleur qu'il lâche son poing qu'il mordait pour se calmer, il regarde. Il a peur encore, mais il avale toutes les images pour quand il pourra rentrer à son abri. Il ne sait pas ce qu'on veut de lui.
C'était peut-être là, la justification de son existence : apaiser les souffrances des âmes abandonnées, trompées, mises au rebut : couvertes de l'épaisse poussière de l'indifférence du monde.
Il m’a vu pleurer. Il a pris ma main dans les siennes, sans la griffer. L’enfant m’a consolé de sa souffrance à lui. Depuis la mort de ma mère personne ne m’a consolé de la vie, des douleurs, des écorchures du Sort. Près de quarante ans après elle, il y avait quelqu’un qui prenait ma peine dans ses mains. J’ai eu à nouveau dix ans et un chapiteau de tendresse m’abritait.
Quand il a écarté ses doigts, ma peine a coulé entre eux comme une fine pluie dorée, et elle s’est écrasée au sol en souriant. Sur la terre qui l’a bue, le lendemain, ont fleuri trois coquelicots…
Je ne peux pas dire avec des mots ce que ce fut pour moi de perdre ma mère. Ma mère, la douceur parfumée de ses cheveux, ses chansons étranges pour m’endormir. Ses mains toutes petites, couleur pêche blanche, qui me lavaient chaque soir de la fatigue et de l’énervement de la journée. Son silence quand elle ne chantait pas et son sérieux appliqué quand elle m’écoutait….--- toute cette couverture douce autour de moi se retirait d’un coup, laissant derrière elle l’étreinte glacée du monde à affronter encore des années durant. ---- Au lieu de quoi, elle est morte au sol, misérablement, comme un oiseau tiré en plein vol. Elle aurait dû mourir en s’envolant simplement du haut du chapiteau vers les étoiles, et chaque fois que j’aurais regardé le ciel, je l’aurais vue danser entre les constellations
Il y a le Môme
Il y a de l’étranger dans son coeur. Ça fait mal, mais pas de froid ou de faim. Ça brûle et ça pique mais on ne peut pas l’arrêter en mangeant ou en dormant. Ça vient du dedans, il n’y a rien a faire
Il y a Melle B
Mon corps (...) était sans nerf, mes yeux sans regard et mon coeur sans émoi.
Il y a Giacomo
..mon premier souvenir, celui du monde clos, se prolongeait à l’infini dans cette communauté d’hommes et de femmes qui, chaque jour, tendaient à redonner un peu de couleurs à notre monde si fade et si hurlant à la fois.