Lecture par l'autrice
À l'occasion d'un prix littéraire canadien qui lui a été attribué, Maylis de Kerangal a été invitée à composer un recueil de textes : c'est cet Archipel qui paraît aujourd'hui. Y sont rassemblés des fictions, des essais et des récits, des « îles » aux formes et histoires différentes, qui tiennent ensemble par une unité sous-jacente, un « même climat, un même idiome, une même origine géologique. » En ouverture, la novela « Rouge » serait l'île principale où s'ancre la langue, sa possibilité d'exploration et de suspension. La narratrice y déploie un souvenir, une expérience personnelle vécue à la fin des années 1980 d'un dimanche où elle a été embauchée comme hôtesse à l'hippodrome de Longchamp.
À lire Maylis de Kerangal, Un archipel. Fiction, récits, essais, Les Presses de l'Université de Montréal, 2023.
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Que deviendra l'amour de Juliette une fois que le cœur de Simon recommencera à battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou inoculé ça et là dans un élan d'enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ?
Que deviendront les salves électriques qui creusaient si fort son cœur quand s'avançait la vague ?
Car ce que Goulon et Mollaret sont venus dire tient en une phrase en forme de bombe à fragmentation lente : l'arrêt du cœur n'est plus le signe de la mort, c'est désormais l'abolition des fonctions cérébrales qui l'atteste. En d'autres termes : si je ne pense plus, alors je ne suis plus. Déposition du cœur et sacre du cerveau - un coup d’État symbolique, une révolution.
Lire et écrire sont toujours le recto et verso d'une même présence au monde.
Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d’autres provinces, ils filaient vers d’autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l’unité de son fils ? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté ? Qu’en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme ?
Elle n’est pas en mesure de réaliser que la précarité est devenue la condition de son existence et l’instabilité son mode de vie, elle ignore à quel point elle est devenue vulnérable, et méconnaît sa solitude. Certes, elle rencontre des gens, oui, beaucoup, la liste de ses contacts s’allonge dans son smartphone, son réseau s’épaissit, mais prise dans un rapport économique où elle est sommée de satisfaire une commande contre un salaire d’une part, engagée sur des chantiers à durée limitée d’autre part, elle ne crée pas de relations qui durent, accumule les coups de coeur de forte intensité qui flambent comme des feux de paille sans laisser de trace, désagrégés en quelques semaines, chaleur et poussière.
... elle descend sur la plage déserte par un étroit chemin où des bestioles ensuquées détalent sur son passage,les lézards à ventre bleu, les scarabées d'un noir de vinyle, les gendarmes orange cuirassés d'un masque humain, tous dans leur fuite font bruire les taillis et chuinter les feuilles raidies sous un voile de poudre ; puis une fois sur le rivage, elle enfouit ses pieds nus dans le sable grisâtre tandis que face à elle, lente, épaisse, la mer répand ce bleu Majorelle où la jeune fille pénètre avec délice...

Summer aura le vertige en découvrant la démesure du paysage, […] elle soufflera longuement face vers le sol, les mains sur les genoux, crachera par terre à plusieurs reprises, une fois redressée, enjambera la glissière pour faire quelques pas dans la plaine rose, poudrée, presque lunaire dans la lumière rasante de l'aube, une peau. Elle se figera un court instant pour écouter le silence perforé par les rares voitures qui blindent dans son dos, silence minéral où chaque bruit sonne distinctement et pollinise l'espace — un caillou roule, une branche craque, un scorpion gratte le sol —, un vrai silence de chat sauvage, alors la nuit en levier fera monter le jour, étirant l'espace au plus loin, comme un écran qui se tend, et l'horizon sera soudain si proche que Summer avancera son bras pour y porter la main, touchée elle-même, et percevant soudain des bruits de pas humains elle sursautera, le chauffeur sera, c'est bon miss ? Ils retourneront à la voiture, Summer baissera la vitre puis se laissera aller contre la banquette.
Marcher dans la nuit violette.
A l'instant de la naissance de mes enfants, j'ai acquis une forme d'inquiétude dont j'ignorais l'ampleur. C'est la fêlure sur le fil de verre.
De ce qui les attend, ils savent peu de chose. Les chômeurs autochtones qui avaient postulé s'étaient enquis des qualifications à faire valoir : c'est quoi les qualifs ? Et l'agent préposé à l'embauche, celui qui tapait les noms dans l'ordinateur avant de délivrer la carte magnétique qui donnait accès au chantier une fois introduite dans la pointeuse, s'était pincé le biceps : les qualifs, mon chou, c'est trois choses : du muscle, du muscle, du muscle. Personne n'avait ri et tous étaient venus.
Organiser le tâtonnement.
John Johnson […] s'empare de la mairie de Coca en janvier 2005. […] Or, loin de voir dans sa charge nouvelle une retraite avec vue imprenable sur les rentes paisibles de la corruption, il est soudain pris de grandeur. Il se souvient des slogans de sa campagne — des phrases concoctées par des professionnels, formules puissantes qui claquent comme des étendards dans les stades et sur les places, mots d'ordre à douze pieds qui lui font le verbe haut et un menton d'orateur.
Organiser le tâtonnement.