Kon-Tiki, l'expédition portée au cinéma.
17 mai. Jour de l’Indépendance norvégienne. Grosse mer. Bon vent. Je suis cuistot aujourd’hui et j’ai trouvé sept poissons volants sur le pont, une pieuvre sur le toit de la cabine et un poisson inconnu dans le sac de couchage de Torstein…
Oui, cela commença le soir où, dans une île du Pacifique, près d'un feu allumé en plein air, un vieil indigène nous raconta des légendes et des histoires de sa tribu.
Bien des années plus tard, je me trouvai en face d'un autre vieillard, cette fois dans un bureau sombre, à l'un des étages supérieurs d'un grand musée de New-York.
Autour de nous, dans des vitrines soigneusement rangées, s'étalaient des fragments de poterie, traces d'un lointain passé.
Aux murs s'alignaient des livres dont certains, œuvres d'un même auteur, n'avaient pas dû avoir plus de dix lecteurs.
Le vieillard qui, lui, les avait tous lus et en avait écrit quelques-uns, était assis à sa table, affichant sous ses cheveux blancs une expression de bonne humeur.....
(extrait du chapitre II "Naissance d'une expédition")
Je ferme la fenêtre. Je saisis mon crayon et écris :
"Je ne sais pas encore. Je ne suis arrivé à formuler aucune théorie. Je sais seulement qu'une embarcation de joncs est en mesure de tenir la mer et que l'Atlantique est un ruban transporteur. Mais ce serait bien miracle si, au cours des innombrables expéditions maritimes entreprises durant les millénaires que dura l'Antiquité, un navire ne s'était jamais trouvé avec sa rame-gouvernail brisée au large de Lixus ou jetée hors de sa route par les courants qui environnent le cap Juby.
Sommes-nous arrivés en Amérique parce que nous étions, plus que les autres, incapables de sauvegarder nos gouvernails ; ou bien parce que nous étions, plus que les autres, capables de rester sur des tiges de papyrus ?
Là, j'ai une théorie : peut-être que nous avons franchi un océan et non une carte de géographie".
(extrait du "Post-Scriptum" rajouté en fin de l'édition parue chez "Presses Pocket" en 1974)
Quand les étoiles scintillaient dans le ciel foncé des tropiques, la phosphorescence de la mer rivalisait avec elle. [...] Plus d'une fois enfin, en de telles nuits, nous avons sursauté parce que deux yeux ronds et brillants surgissant, soudain de la mer à côté du radeau, nous fixaient sans faire un mouvement, comme pour nous hypnotiser. Nos visiteurs étaient souvent des pieuvres géantes qui venaient flotter à la surface de l'eau, leurs yeux verts diaboliques luisant dans l'obscurité comme du phosphore.
[...] nous sommes à 5000 mètres au-dessus du fond de la mer, et à un certain nombre de brasses au-dessous de la lune.
Il arrive parfois qu'on se trouve dans une situation bizarre. On y a été entraîné peu à peu, le plus naturellement du monde, mais une fois qu'on y est bien plongé, on s'étonne soudain et la question se pose de savoir comment diable les choses en sont venues là.
Si, par exemple, vous vous êtes embarqué sur un radeau avec un perroquet et cinq compagnons, il est inévitable que tôt ou tard, vous réveillant un beau matin en pleine mer, peut-être un peu plus reposé que d'habitude, vous vous mettiez à méditer.
Il est aussi vain de vouloir interpréter les pensées et les actes d'hommes primitifs au moyen d'un savoir livresque et de visites dans les musées, qu'il est impossible à un explorateur de notre époque d'atteindre les nombreux horizons que peut évoquer un seul rayon de livres.
Nous étions tellement habitués à sentir la mer danser autour de nous que nous n'y faisions plus attention. Tant pis si nous tournoyions un peu au-dessus de quelque mille brasses d'eau, du moment que nous et le radeau restions à la surface. La seule question était de savoir combien de temps nous pourrions y rester. On voyait sans peine que les troncs s'imprégnaient d'eau. La traverse de l'arrière était plus gorgée encore que les autres. Il suffisait de la presser du doigt pour la faire suinter. Je cassai en cachette un bout de ce bois détrempé et le jetai par-dessus bord. Il coula doucement et disparut sans se presser dans les profondeurs.
Des vagues se brisaient sur la mer bleue. Nous ne pouvions plus les atteindre. Les blancs nuages de l'alizé voguaient à travers le ciel bleu. Nous ne suivions plus le même chemin qu'eux. Nous défiions maintenant la Nature. Nous retournions vers le vingtième siècle, qui était bien loin, bien loin de nous.
Mais nous six sur le pont, à côté de nos chers neuf troncs de balsa, nous étions heureux d'être vivants. Et dans la lagune de Tahiti, on voyait six blanches couronnes qui dansaient au rythme des vaguelettes de la baie.
Qu'on fût en 1947 avant ou après le Christ n'avait aucune importance. Nous vivions, et cela nous le sentions avec force. Nous comprenions qu'avant l'âge de la technique les hommes avaient eu une vie bien pleine — oui, plus pleine et plus riche que celle des modernes. Le temps et l'évolution cessaient d'exister; les choses qui étaient vraiment réelles et qui comptaient avaient toujours été les mêmes, le restaient aujourd'hui, le resteraient toujours.