Vivre par la musique une heure, en jouant corps et âme, traversées par une rafale, immergées dans l'orchestre en action dont nous sommes des éléments, prises à la fois dans l'exécution et l'écoute de ce déferlement et de ces silences. Vivre en une heure tout ce qui peut arriver à un être humain.
- On trouve de grandes consolations dans la routine. Les habitudes servent à bercer les esprits qui n'ont pas d'autre giron où se réchauffer.
On nous trouve belles parce que nous sommes mystérieuses et que nous diffusons de la beauté : l'artifice de la musique masque notre affliction.
L'obscurité n'est qu'une apparence. La vraie toile de fond, c'est la lumière.
J'aime penser que j'invente ce faible halo, car j'ai découvert que je peux fermer les yeux dans l'obscurité la plus épaisse et imaginer la lumière, ma tête alors semble s'éclairer toute seule, de l'intérieur, je peux en secret penser la lumière, allumer une lumière en moi.
Madame Mère, je vous invoque, mais vous ne répondez pas. Vous n'êtes que dans ma tête, je regarde mes pensées sortir au bout de ma plume, je les évacue, mais impossible de me débarrasser de vous.
Chaque mot que j'écris n'est qu'une autre façon de dire votre nom, le nom que je ne connais pas. Même quand j'écris ciel, terre, musique, douleur, j'écris encore et toujours maman.
Aujourd'hui en répétition, don Giulio a protesté, parce que nous galopions au kyrie. " Trop de fougue! Ce n'est pas l'alléluia",, a-t-il maugréé de sa voix frêle. Il n'a même plus la force de rouspéter. Impossible de savoir qui, de nous ou de sa musique, a le dessus. Sa musique nous oblige à être vieilles. Elle s'empare de nous et nous ralentit, nous rouille.
Si nous parvenions à jouer exactement ce que nous pensons, si notre esprit possédait une voix captant la source des sons que nous formons en pensée, nous pourrions détruire la tere jusque dans ses fondements et édifier de nouvelles montagnes et de nouvelles étoiles.
Les filles (note : les jeunes orphelines qui vivent dans l'institution avec Cecilia, la narratrice) rêvent d'un riche et gentil garçon qui les sortirait d'ici. Les jeunes gens qui nous écoutent à l'église imaginent des visages qui n'existent pas et qui les fascinent. En ce monde, chacun s'éprend du songe qu'il nourrit.
Nous échangeons nos songes. Dans nos attentes, les personnes en chair et en os doivent coïncider avec l'image adorée que nos rêves ont créée pour nous sur mesure, nous voudrions qu'elles la revêtent comme une seconde peau qui transfigure leurs traits et leur stature.
Dans l'instrument, il n'y a pas d'enfant mort, mais il y a des arbres abattus et découpés, il y a des animaux qu'on a égorgés pour prélever leurs viscères, les faire sécher, les tordre et les tendre. Des caisses d'harmonie et des cordes. Dans mon violon, il y a la voix des forêts assassinées et des animaux mis à mort. Nous jouons les funérailles de la nature, nous étreignons son cadavre.
Personne ne peut entendre la musique secrète qui s’élève dans notre âme. Personne ne peut empêcher qu’elle résonne en nous. Personne ne peut nous la voler