Citations de Virginie Brac (35)
Aujourd'hui, rien. La routine. Le fil des nuits, le rythme des saisons que l'on traverse en apnée. Il y a toujours des gens qui vont mal quelque part, des tas de gens qui souffrent. C'est triste à dire mais tant mieux. Qu'est-ce qu'on ferait sans eux ? A quoi ressemblerait un monde où chacun se sentirait merveilleusement bien ? A un enfer sous Prozac.
Digne et froide. Une ex-beauté blonde qui, à l'aube de la cinquantaine, voit sa vie comme un désastre et vous le fait savoir par un regard turquoise désenchanté, un port de tête un peu raide, une mâchoire crispée. Une femme qui porte sa solitude comme un drapeau.
Loïc Sentier est un psychopathe parfaitement intégré socialement. Il finira à un poste clé dans une grande entreprise et pourra fonctionner toute sa vie sans jamais être inquiété pour autre chose que des bavures sadiques et quelques suicides autour de lui, sa femme peut-être ou un collaborateur. On le plaindra. Il se dira très éprouvé, toujours assez intelligent, assez manipulateur, et plus tard assez puissant, pour contenir et maquiller ses débordements dans les limites de la normalité.
Dans les services fermés qui abritent les malades difficiles, les infirmiers comptent et recomptent leurs ouailles, excédés par les gyrophares dont le clignotement bleuté achève de semer la panique. Les autres services se plaignent du bruit, du mouvement incessant des ascenseurs. Réveillés en sursaut, les patients ne savent plus où ils sont, ni ce qu'ils doivent faire. Intuitivement, ils perçoivent la tension du personnel infirmier qui, à bout de nerfs, ne trouve plus les mots pour les rassurer et recourt massivement aux injections de tranquillisants. Ce geste inhabituel accroît un peu plus l'angoisse des malades et le chaos s’installe.
Mon étonnement est celui d'un alpiniste qui, parvenu au sommet après une longue marche, découvre un paysage complètement nouveau. Cet environnement familier dans lequel j'évolue chaque jour et que je pensais connaître comme ma poche, je le découvre soudain sous un autre angle, celui de la hiérarchie, de l'ambition, de la gestion de carrière avec ses lois, ses codes, ses interdits implacables. Inutile de dire que le simple fait d'être une femme vous exclut d'emblée de la compétition.
Au fond, j'ai un faible pour les dingues. Les barjots, les cinglés, les mal-cuits, les cinoques, les névrosés, les psychotiques, les fous. C'est peut-être comme ça qu'on devient un bon psy. Ou bien le contraire.
Au début, j'observais mes patients à distance confortable, sans m'investir, comme on dit. J'étais une psy très comme il faut, à part ce vide dans ma poitrine. Aujourd'hui les choses ont un peu évolué. Je travaille sans filet. Quelque part sur l'autoroute du nord, alors que mes yeux scrutent anxieusement les panneaux qui défilent dans la lumière des phares, je me demande ce qu'il est advenu de ce vide minuscule.
Une effroyable odeur de crotte et d’œufs pourris s'insinue lentement dans nos narines. Je suffoque. Tétanisés, les deux flics à côté de moi me jettent un regard haineux. J'ai contrarié la capitaine Sanchez et quand la capitaine Sanchez est contrariée, elle pète. Tout le monde le sait.
Ensevelie sous quatre-vingt kilos de chair à peine contenue par de robustes armatures de gaine et soutien-gorge, je lutte pour ne pas tomber, asphyxiée par un curieux mélange de Dior et de moisi de caniche. Je la repousse le plus doucement possible, pâle tentative pour revenir dans le monde normal, celui où nous aurions une relation strictement professionnelle, basée sur une hiérarchie clairement établie.
C'est toujours la même chose quand on découvre les gens sous un nouvel aspect. On leur en veut, on ne sait plus quoi penser. On oublie qu'on cohabite tous à plusieurs dans la même peau.
Les visages sont des masques, les sourires figés. J’identifie un interne de Saint-Guy avec qui Hugo joue au billard de temps en temps. Il me fait signe mais je ne parviens pas à lui sourire. Hugo danse avec une femme sculpturale qui me paraît être la version Barbie de Giselle Leguerche. Pourtant, je la connais bien. C’est Sarah, une de mes meilleures copines. Elle me crie quelque chose et je reconnais distinctement les pommettes de Giselle Leguerche, les mêmes seins lourds dans le décolleté.
Ajax resta un long moment dans le noir en proie à une inexplicable inquiétude. Il n'éprouvait aucune surprise d'avoir comme chaque nuit rêvé d'Eve mais il avait l'impression bizarre, la certitude même, qu'elle traversait le hall et appelait l'ascenseur. Il se leva, enfila sa robe de chambre et attendit.
Ajax faisait partie de ces êtres étranges qui comprennent ceux qui souffrent et que leur âme torture. Abandonné à la naissance, quasiment aveugle, il avait rencontré Eve à dix ans dans une famille d'accueil de la DASS et ne l'avait jamais quittée depuis. Pour lui, contrairement à la plupart des gens, elle n'était pas une brute. Il chérissait sa présence fugitive et maussade comme la lumière de sa vie d'employé de supermarché. La grande joie de son existence, c'était de parler d'elle au magasin quand on lui demandait de ses nouvelles, de porter les habits qu'elle lui choisissait, de sentir chez ses collègues cet obscur respect pour celui qui a une femme dans sa vie.
Il me considère avec le même enthousiasme qu’un étron dans sa chaussette et je nous épargne l’hypocrisie d’une bise en lui tendant froidement la main. Puis il m’entraîne dans les couloirs moquettés de beige, jusqu’à son bureau. Par deux fois, nous croisons des assistantes aux bras chargés de dossiers qui s’effacent pour nous laisser passer. Il ne les voit même pas.
Ses prunelles ont l’air badigeonnées avec une gouache bleue ; avec ça une bouche fine qui adoucit une mâchoire carrée et des tempes grisonnantes. On le devine sûr de son intelligence, de ses capacités, de son carnet de chèques. Un coin de sa bouche perpétuellement relevé lui donne une expression sarcastique, celle d’un homme persuadé que tout peut s’arranger. Bien qu’il soit déjà en train de s’empâter, il doit faire des conquêtes.
Tout mon respect pour son travail dans cet univers atroce a disparu. Il a été bouffé de l’intérieur, lui aussi, par ce système. Il ne sait plus distinguer le vrai du faux, une femme d’un homme, un hypocondriaque d’une personne en danger de mort.
Officiellement, les détenues n’ont pas de vie sexuelle mais certaines ne peuvent pas s’en passer. Elles doivent bien s’arranger entre elles d’une façon ou d’une autre…
Quand vous êtes vierge à vingt-cinq ans, tomber enceinte relève de la science-fiction. Bon. Et ensuite ? Pourquoi ce secret absolu ? Cette mascarade de la fille négligée qui se laisse aller ? Était-ce pour cacher son état à ses parents et garder l’enfant ? Et Evelyne ? Est-ce que Giselle avait fini par lui dire comment l’enfant était mort ?
Cette fille est une toxico sans le sou. Ce qui a motivé son transfert, c’est qu’elle jugeait que les sanctions de la prison ne suffisaient pas. Elle voulait punir Leguerche, faire un exemple. Dans ces cas-là, on n’est jamais tranquille.
Je sais, c’est facile à dire avec ce qu’on sait d’elle. Mais à l’époque, elle avait déjà cet air sombre, un peu misérable, un peu chien battu… Un chien battu qui va mordre… Je ne sais pas expliquer. Elle vous faisait pitié, mais en même temps vous n’aviez pas envie de l’aider. Vous aviez juste envie de ne pas l’avoir en face de vous.
Elle était toujours à côté de la plaque. Elle se sentait prisonnière de ses parents mais la liberté devait l’angoisser, surtout depuis sa rupture avec Amar. D’un autre côté, elle ne savait pas dire non à Evelyne. Alors pour qu’Evelyne arrête de la stresser, elle l’a fait taire…
De nos jours, il suffit qu’un détenu ait dans ses relations une personne appartenant à la mouvance islamiste pour qu’on crie au loup. Dans le cas de Giselle, elle s’est fait plaquer il y a onze ans par un garçon dont elle n’a plus jamais eu de nouvelles. Ce qu’il a fait ensuite, ce qu’elle a fait, cela regarde chacun d’eux. D’ailleurs, elle ne sait pas ce qu’il est devenu. Elle n’en parle jamais.