Les Émigrants est la chronique de quatre exils, ceux d'hommes que l'auteur a connus. Il en retrouve la trace, organise autour de chacun d'eux un récit enrichi de photographies et de fac-similés. Grâce aux recherches patientes, au questionnement et au pouvoir d'évocation du narrateur-auteur, les quatre destins relativement obscurs, sortent de l’oubli, reprennent vie, l’auteur resituant leurs parcours envoûtants et tragiques : trois d'entre eux se terminent par le suicide ou une mort qui y ressemble.
Le docteur. La première personne évoquée dans Les Émigrants est morte depuis des années quand W. G. Sebald entreprend de reconstituer son histoire. Tout commence par une rencontre. Le narrateur, qui cherche à loger, fin septembre 1970, dans les environs de Norfolk, à l’est de l’Angleterre, emménage chez le Dr Henry Selwyn, chirurgien à la retraite, désormais coupé du monde et se sentant de plus en plus étranger dans son propre pays. La présence du narrateur va être l’occasion, pour le vieil homme, d’évoquer ses souvenirs d’exil. En effet, comme deux millions de leurs concitoyens, sa famille juive lituanienne émigra vers l’Angleterre, pour fuir la famine de 1867-1868 et l'extrême pauvreté. Les images effacées de cet exode resurgissent, envahissantes. « Au bout d’une semaine environ, beaucoup plus tôt que nous ne l’avions escompté, nous arrivions à destination. Nous entrâmes dans une large embouchure de fleuve. Il y avait des cargos partout, des grands et des petits. De l’autre côté de l’eau s’étendait une terre plate. Tous les émigrants s’étaient rassemblés sur le pont et attendaient que surgisse de la brume mouvante la statue de la Liberté, car tous avaient acheté un passage pour l’Amerikum – comme on l’appelait chez nous. Quand nous touchâmes terre, il ne faisait pour nous aucun doute que nous foulions le sol du Nouveau Monde, de la ville promise de New-York. Mais en réalité, comme il s’avéra à notre grand regret au bout de quelque temps – le bateau était reparti depuis belle lurette -, nous avions accosté à Londres. La plupart des émigrants se firent, contraints et forcés, une raison, mais quelques-uns néanmoins, en dépit de toutes les preuves contraires, persistèrent à croire qu’ils se trouvaient en Amérique ». Pour échapper à l’antisémitisme et à la xénophobie régnant dans l’entre-deux-guerres, Hersch Seweryn anglicise son nom en Henry Selwyn, épouse une riche héritière, devient chirurgien. Mais, les années passant, il baisse la garde, finit par oublier de dissimuler ses origines et, aigri, s'enterre entre plantes, animaux et vieille servante. Un autre souvenir le hante, celui d’un ami de jeunesse, guide de montagne à Bern. Le malheureux disparut lors d’une ascension en 1914, avant que son cadavre ne soit restitué par un glacier suisse, sept décennies plus tard. Et si le vieux chirurgien, dépressif, désespérément seul, évoque cette tragique disparition, le lecteur en comprend la raison à la fin de ce portrait.
Les récits suivants sont plus longs, plus fouillés, leurs héros ont compté davantage dans la vie de l'auteur.
L'instituteur. Paul Bereyter fut l’instituteur de W. G. Sebald, au début des années 1950. Le souvenir de cet homme surgit soudain lorsque l’auteur apprend qu’il a mis fin à ses jours, de manière atroce, en 1984, à l’âge de soixante-quatorze ans. L’article annonçant sa mort mentionne incidemment que ce pédagogue talentueux et excentrique, obsédé par les chemins de fer, ne put exercer sa profession sous le Troisième Reich, au prétexte qu’un de ses grands-pères était juif. Il perd sa fiancée dans la tourmente antisémite et ses parents meurent dans un camp. Exilé un temps en France, il retourne en Allemagne pour s’enrôler dans la Wehrmacht ; après la guerre, étrangement, il décide d’enseigner dans la ville qui l’a tant fait souffrir. En 1984, alors qu'il vit en partie en Suisse, Paul Bereyter cède à sa fascination de toujours pour le train et se couche sur les rails. Apprenant la nouvelle du suicide de son ancien instituteur, le narrateur tente de percer l’histoire de cet homme très secret, consumé par le désespoir et la solitude. « Les chemins de fer revêtaient pour Paul une profonde signification. Vraisemblablement avait-il toujours pensé qu’ils menaient à la mort. Les itinéraires, les horaires, les indicateurs, toute la logistique ferroviaire étaient à certaines périodes devenues pour lui, comme son appartement de S. le trahissait aussitôt, une véritable obsession ».
Le grand-oncle. Troisième histoire tragique d’exilé, celle d'Ambros Adelwarth, le grand-oncle de l'écrivain, un homme fort distingué, né en 1886, contraint de travailler très tôt et n’ayant donc jamais eu ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une enfance. Il accueillera plusieurs neveux et nièces dans les années 20. Intrigué par un album de photographies familial, le narrateur entreprend un voyage aux États-Unis en 1981, à la recherche des traces de l’histoire de cet homme. Émigré d’Allemagne à l’adolescence, ayant travaillé et voyagé à travers le monde, et enfin entré au service d’une des familles de banquiers juifs les plus riches de New-York, Ambros Adelwarth était devenu le valet de chambre et compagnon de voyage du fils, Cosmo Salomon, « connu dans la haute société new-yorkaise pour son extravagance et ses incartades perpétuelles ». Après la déroute mentale du fils et de la famille, Ambros Adelwarth, qui n’a jamais existé comme personne privée, ayant toujours été au service des autres, est à son tour rattrapé par la mélancolie, la folie et interné. « La dernière notation que mon grand-oncle fit dans son petit agenda date de la Saint-Étienne. Cosmo, peut-on lire, avait été pris d’une forte fièvre après le retour à Jérusalem, mais était déjà en bonne voie de rétablissement. En outre, le grand-oncle indiquait que la veille, dans les dernières heures de l’après-midi, il s’était mis à neiger et que, contemplant par la fenêtre de l’hôtel la ville blanche flottant dans les ombres naissantes du crépuscule, le passé avait resurgi en force dans sa mémoire. Le souvenir, ajoutait-il dans un post-scriptum, m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une de ces tours qui se perdent dans le ciel ».
Le peintre (mon préféré). Brouillant la relation entre réalité et littérature, entre auteur et narrateur, c’est par le récit de son propre exil en Angleterre en 1966 que le narrateur débute le dernier chapitre des Émigrants consacré à Max Ferber juif allemand exilé à Manchester en 1939 à l’âge de quinze ans. Il devient peintre, mais très marginal, travaillant dans un atelier improvisé au milieu d’une ancienne usine désaffectée. Hanté par le paysage industriel, les cheminées et la poussière de Manchester, il confie à Sebald, en 1989, le journal tenu pour lui par sa mère. Ce journal dit l'enfance et la jeunesse perdues de sa mère morte en déportation. L'écrivain retourne sur les lieux où a vécu la mère de Ferber, les villes de Steinach, Bad Kissingen, Grossenbach, Kleinbach, Aschach, Höhn, et découvre qu’il n’y a plus acune trace des Juifs dans ces cités, comme si l’on avait voulu effacer l’histoire souvent heureuse des communautés haïes par une partie de la population. Max meurt dans un hospice pour indigents, après que le narrateur lui ait rendu une dernière visite. À l’arrière-plan de ce parcours, Sebald décrit longuement les quartiers en ruine du Manchester des années 1970-1980, cette ville, fleuron du libéralisme triomphant, d’où partit au XIXe siècle, à la fois la révolution industrielle et l’irrésistible impérialisme britannique. Ces ruines, cette désolation que le peintre s’acharne à reproduire sur ses toiles et dans son atelier (la poussière sur les carreaux, les paquets de peinture et de fusain sur le sol), font comme un écho à la destruction et aux cendres du pays perdu, cendres qui finissent par retomber sur les hommes après des décennies, les entraînant dans la mélancolie, la folie et le suicide.
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