Marie, photographe, lit "Baleine" de Paul Gadenne (Éditions Actes Sud, 2005)
Dans le cadre de "A vous de lire !" © Des auteurs aux lecteurs, 2010
La pureté du site nous exaltait. La côte, sur une longue distance, était plate, et nous circulions dans une parfaite solitude, entre deux ou trois lignes simples, ou notre oeil n'aurait pu déceler le plus léger accident : la ligne noire de la forêt, à notre droite ; une ligne dorée, devant nous, à la frontière du sable et de l'écume : et à gauche, un horizon liquide, dur et gonflé. Toutes ces lignes couraient se rejoindre sous nos yeux, en un point éloigné vers lequel nous entraînait leur convergence, et qui fuyait toujours.
Le silence n’existe que par les mots qui sont autour.
Chapitre IX
- Mais, petite fille que vous êtes, savez-vous seulement comment c'est fait, une baleine ?
- C'est très gros, et ça lance de l'eau par les narines. Et ça a toujours l'air de lire.
Il se trouvait un peu gêné, sans trop savoir pourquoi, d’entendre parler d’Armande devant la jeune inconnue qui, assise sur son pouf, était prodigieusement occupée à maintenir une tasse bleue en équilibre sur soucoupe rose. Tous les services aujourd’hui étaient dépareillés, affirmait Mme Barsac, oubliant qu’il en avait toujours été ainsi chez elle, et que c’était plutôt pour elle une heureuse conséquence de la guerre que le monde fût mis à l’unisson de son élégant désordre.
(Chapitre III)
Ce qui est en train de mourir, mon petit, c’est la neutralité. Un homme qui reste neutre, c’est un homme qui pourrit.
Chapitre XIV
Ce qu'il n'arrivait pas du tout à comprendre, c'était qu'on puisse placer un homme en pleine santé devant sa mort, l'abandonner seul avec cette unique attente, puis l'amener un matin, avec ou sans cérémonie, dans un lieu choisi, toujours sordide, pour lui trouer le corps minutieusement.
Chapitre XII
En aucun temps la vie ne constitue une justification. Ce qui est extraordinaire, en tout temps, […] ce n’est pas de mourir, c’est d’être en vie.
(Chapitre I)

Didier la regardait à la dérobée et vit une mince larme sur son visage. Il savait ce qu'elle pensait : tant d'injustice ! Être chassé par les Allemands, cela devait lui paraître régulier, presque juste : la guerre, c'est cela même et, sans parler des revanches toujours possibles, où le chasseur est chassé à son tour, on peut se consoler en pensant que l'ennemi n'agit pas au nom de la loi, qu'il ne peut pas avoir l'ordre du monde et la musique des planètes à son service, comme le croyait à l'évidence ce propriétaire au visage bouffi, qui mâchonnait son cigare. [...]
Il peut paraître puéril d'être troublé, en pleine guerre, par un incident aussi bête. Mais Didier avait vu sa mère humiliée et ce souvenir devait creuser une ride sur sa mémoire. Peu importe la taille de l'incident qui vous apporte la révélation. Celui-ci était risible, assurément ; mais peut-on rire de ce qui vous enseigne la haine, et bouleverse votre conception du monde ?
Issue de la main du temps voici l'âme, dans sa naïveté,
Égoïste et irrésolue, malchanceuse, claudicante,
Incapable d'un mouvement en arrière ou en avant,
Fuyant la chaude réalité, le bien offert,
Reniant l'appel opportun du sang,
Ombre de sa propre ombre, spectre dans sa ténèbre,
Laissant des papiers en désordre dans une salle poussiéreuse...
"Le bonheur, c'est quand on n'attend plus, quand l'espoir ni l'anxiété n'ont plus de sens, quand il n'y a rien de ce qui pourrait être qui soit supérieur à ce qui est. Et ce bonheur-là contenait plus que le bonheur : car il ne faisait que rentrer dans cette paix qui vient du sentiment d'un accord intime avec le monde."