Tadeusz Konwicki : Roman de gare contemporain
Olivier BARROT présente "Roman de gare contemporain" de
Tadeusz Konwicki ; mise en scène : cadavre de femme sous un drap.
Il s'arrêta, se retourna, elle se figea dans une frayeur sans doute feinte. Elle retenait toute la lumière du soleil dans ses cheveux relevés comme une gerbe. Il regardait ses yeux assombris comme une rivière avant l'orage, regardait ses lèvres semblables à une branche de bruyère, regardait son cou doré à l'artère frémissante comme la plume d'un oiseau.
Ceci n'est pas un livre pour les enfants sages. Les enfants sages ne profiteront en rien de la lecture de mes souvenirs. Ca ne vaut pas la peine de se fatiguer. Tandis que pour les enfants terribles, alors là, c'est une toute autre affaire. Les enfants terribles trouveront dans cette étonnante histoire une foule d'idées constructives, pas mal d'exemples de qualité et, avant tout, beaucoup de compréhension et de compassion pour leur sort difficile. J'allais même dire : un océan de compréhension et de compassion, mais je viens de me rendre compte que ça ressemblerait justement à un passage de bouquin pour enfants sages, alors que mes surprenantes aventures sont vraies, vraies comme la vérité la plus vraie.
- Vieux chat sage, matou expérimenté, je vois que tu sais tout sur moi. Dis-moi, qu'est-il donc en train de m'arriver et comment ça finira-t-il ? Ce n'est pas toi que le train a écrasé près de la gare, toi qui cherchais aujourd'hui l'école en dur et qui as promis de revenir après ta mort ? Dis-moi maintenant, ou plutôt tout à l'heure quand je me serai endormi, ce qui m'attend ; dis-moi pourquoi, si je tremble en ce moment, ce n'est ni de froid, ni de peur, mais seulement d'espoir pour demain, pour ce que je veux et ne veux pas, ce que je désire et ne désire pas, ce dont je rêve et ne rêve pas.
- Grand-père, je suis tombé amoureux.
La puanteur des pommades rancies chatouilla le nez enflé de Witek.
- Je suis tombé amoureux, vous entendez grand-père ?
Le vieillard toussa à nouveau, comme s'il voulait cracher ses entrailles.
- Oui, j'entends, mais je ne me rappelle plus ce que c'est de tomber amoureux. Attends, il faut que j'essaie de me rappeler. Il y que quelque chose comme ça. Une sorte d'intoxication de folie, de totale extravagance. Je courais je ne sais où, je restais planté sous des fenêtres, je voulais me suicider. Je me souviens que j'avais le coeur qui battait terriblement, que je rougissais à tout moment, que quelque chose me faisait très mal, très très mal, mais en revanche j'avais une impression de douceur, une douceur terrible jusqu'au ciel, c'était certainement mon âme ou quelque chose comme ça qui me faisait mal. Maintenant je me rappelle, oui, je me rappelle, mais ça m'étonne, ça m'étonne tellement à présent que ça paraît inconcevable, absurde, comme si c'était dans l'existence de quelqu'un d'autre ; mais il y a eu quelque chose comme ça, je ne le nie pas, pourtant mon petit, je n'arrive pas à me le rappeler nettement.
le sot écrit un poème.
le goujat écrit un poème
le prêtre écrit un poème
le gros écrit un poème
le malade écrit un poème
moi j'écris un poème
le prêtre lit le poème du gros
le sot lit le poème du malade
le goujat lit le poème du prêtre
le gros lit le poème du sot
moi je lis mon poème
alors
alors rien
C'est la nuit, mon meilleur moment, voici venir l'heure des esprits que j'ai inventés et de ceux qui sont réels et qui me cherchent patiemment dans la pyramide des étoiles et des planètes.
Je dois partir et j'ai peur de partir. L'heure a sonné et une peur terrible grandit en moi. Nous ne nous sommes jamais couchés l'un à coté de l'autre, vous n'avez jamais eu peur de moi et je n'ai jamais eu peur de vous. Nous n'avons jamais su entreprendre cet immense effort qu'est l'amour.
Il est temps, je dois partir. J'aurais bien voulu vous dire quelque chose de très important que vous ne devriez pas oublier. Mais je ne me souviens plus de rien. Je ne sais plus rien. Sauf cette peur qui grandit en moi. Là, au coin de la rue, m'attend la vieillesse. Parce que je suis déjà une vieille femme. Ce n'est que pour vous que j'ai revêtu plusieurs fois la jeunesse, celle qui a été mienne et que j'ai gardée pour vous, mais que j'ai salopée dans des hôtels, en échange de zlotys et de dollars, surtout de dollars.
Non, je ne veux pas me souvenir de ces mauvais jours où je vous cherchais. Mais vous ai-je seulement cherché ? Qu'ai-je cherché au fond ?
C'était la petite ville natale de Witek. C'est là qu'il était né un jour dans une longue rue qui courait le long de la voie ferrée ; mais dans quelle maison, personne ne s'en souvenait plus, sa mère n'arrivait plus à se le rappeler. Il contemplait donc les petites maisons basses qui fuyaient à toute vitesse vers l'arrière, ces petites maisons de briques, parfois négligemment cimentées, chacune avec un petit perron sur lequel, les soirs d'été, on écoute les rossignols et on respire le parfum fort des giroflées, chacune au milieu de son petit jardin, de son verger aux rameaux à présent dénudée couverts des renflements à peine perceptibles des bourgeons en train de se nouer. Et cette bourgade, à proprement parler cette petite ville, ne représente en réalité rien pour Witek qui la regarde avec indifférence, car cette rue, prétendument natale, est déjà terminée ; car cette petite ville est sans expression, neutre, comme faite sans coeur, n'importe comment, peut-être par hasard, construite par les militaires et les cheminots de ce noeud ferroviaire, petit mais très important. Cette petite ville n'est absolument pas faite pour la mémoire, la nostalgie, les rêves saisissants. Et il devrait s'écouler bien des années, et il faudrait que Witek connaisse bien des malheurs, pour qu'une petite ville comme celle-là puisse devenir un jour un souvenir douloureux et renaître dans une beauté saisissante, et de cette beauté à jamais perdue serrer de toutes ses forces le coeur de Witek, quelque part en un très lointain voyage, en une profonde solitude, une impuissance désespérée.
- Combien de temps vais-je vivre, Constantin ?
Le collignon se retourna lentement, esquissa un sourire sous sa moustache qui fut grise mais était désormais du vert des algues.
- Pour toi, demoiselle, la route est encore longue. Tu n'en es qu'au commencement.
La lune se leva sur le champ pur de la vitre. Et c'était une lune magique que personne n'avait encore foulée ni souillée. Elle captivait ceux qui cherchait le sommeil par les contours de ses continents inconnus et de ses océans inexplorés.