- Elle a peut-être raison, dit Mengelberg. Avant notre mariage, ma femme était une chanteuse très douée.
- Oui, mais cheffe d'orchestre ! proteste ma mère, en toisant Willy. Vous ne pensez tout de même pas sérieusement y arriver ?
- Je croyais que l'Amérique était la terre des opportunités, se défend-elle ?
- Pas pour tout le monde, réplique ma mère, considérant la question close.
J'étais émue au moment de dire au revoir à mes professeurs, la plupart des artistes connus, associés à de grands orchestres et troupes d'opéra. J'en ai cependant évité un. Par pur intérêt personnel, parce qu'il aurait probablement ignoré ma main tendue. En deux ans de cours, il n'a jamais manqué de saluer la classe d'un _ bonjour, messieurs _ , même quand j'étais assise en face de lui et qu'il ne pouvait pas me rater.
Quand il posait une question à la classe et que je levais le doigt, il ne me donnait jamais la parole. Même si j'étais la seule à lever la main parmi tous ces hommes, il n'a jamais pu se résoudre à me reconnaître comme étudiante.
Enfin, j'ai décroché mon diplôme de cheffe d'orchestre, en tant que première femme, et première Américaine aussi.
Ca y est, mon orchestre s'avance. Le public applaudit avec enthousiasme. Je pense que personne ici n'a jamais vu ça: quatre-vingt-dix musiciennes qui entrent en scène. Elles s'installent et s'emploient aussitôt à accorder leurs instruments. Près des portes, les ouvreuses et les gardiens s'activent à tour de bras pour ramener l'ordre dans la salle, se faisant un ennemi de chaque personne qu'ils renvoient. Je ne les envie pas.
C'est étonnant comme tout devient calme sous une épaisse couche de neige. Les bruits de la ville sont amortis, comme décontenancés par ce nouveau monde blanc.
Et moi, je suis assez folle pour abandonner mon autre vie pour la musique. Avec ou sans votre aide, monsieur, je deviendrai
cheffe d'orchestre.
- Quand je ferme les yeux, je n'entends pas que c'est une femme qui dirige.
Je l'ai regardé comme s'il lui manquait une case, mais mon insulte muette lui a échappé.