Un jeune officier suisse - regard clair, tunique bleue, environ vingt ans - se lève :
- Ni par la Méditerranée, ni sur le Rhin, ni sur le Danube, déclare-t-il. Le général traversera le Valais et franchira le Grand Saint-Bernard pour entrer en Italie. Il y battra Mêlas entre Milan et Gênes. Parions.
Un silence lui répond. Ce blanc-bec qui n'a jamais vu le feu ose donner des leçons aux héros qui ont déjà combattu maintes fois sous les ordres de Bonaparte ? Tassin le toise :
- Attendez de connaître le champ de bataille pour jouer les stratèges, gronde-t-il. Mais au fait, qui êtes-vous ?
Les talons joints, la nuque fière :
- Jomini, pour vous servir.
Trois mois plus tard, le 5 juin 1800, ayant franchi le Saint-Bernard, le Corse remporte, entre Milan et Gênes, la victoire de Marengo.
La semaine suivante, Bonaparte déjeune à Milan avec le comte Pietranera, sous-lieutenant de la légion italienne. Celui-ci assistait au repas de Berne :
- J'ai éprouvé une étrange émotion à l'écoute de ce jeune Suisse, se souvient-il. Il parlait comme ayant accès à un futur que nous-mêmes ne pouvions prévoir.
- Que me contez-vous là, lieutenant ? Depuis le grand Frédéric, les génies de l'art militaire ne se sont guère manifestés !
- Il y a autre chose, mon général. Que cet officier ait étudié la tactique, je n'en doute pas. Mais c'était votre pensée qu'il exprimait. Avec vos mots. Avec vos certitudes. On eût dit un autre vous-même.
- Vous rêvez, comte... Je rêvais souvent lorsque j'étais enfant. «Hai sognato, Napoleone», me disait ma mère qui s'en inquiétait. Elle avait raison. Ne rêvez pas, lieutenant...