… Les romans que nous inventons s’accordent rarement à la réalité des faits. Elle avait imaginé tout autre chose, quelque histoire romanesque et touchante d’idylle brisée, une séparation imposée par un mystérieux mauvais sort à ses parents, mais rien qui ressemblât à la vérité, c’est-à-dire que son père pouvait avoir été un pauvre hère, incapable de payer les mois de nourrice de son enfant. Elle resta quelques instants sans rien dire, le temps d’assimiler ce qu’elle venait d’apprendre. Peu à peu l’orgueil mortifié cédait. Après tout, cet homme était son père, celui dont le sang coulait dans ses veines…
Elle aimait tendrement cette mère fragile, toujours dolente, la choyait, lui épargnait les contrariétés et, pour lui procurer un peu de plaisir, se fût astreinte à bien d’autres sacrifices que d’assister à ces réceptions, unique distraction de la malade ; à servir le thé, les jus de fruit, le porto, plus rarement le whisky, à veiller à ce que les plateaux garnis de friandises ou de sandwiches lussent régulièrement présentés aux invités et Amable Chapuis toujours pourvu de choux à la crème.
… Il faut peu de choses, parfois, pour faire dévier le cours des événements : quelques minutes de retard ou d’avance, un tapis épais, l’abri d’un paravent, ou un feu de bois jugé d’un luxe inutile. Les secrets s’évadent ainsi par de petites portes furtives entrouvertes par le hasard.
Plus rien dans la vie ne lui semblait stable, solide : elle se sentait comme suspendue dans le vide. Il avait suffi d’un rien, d’une conversation surprise pour que tout ce qui formait le fond de son existence paisible s’écroulât, tel un château de sable balayé par la vague.
Elle soupira, se rappelant le temps où, elle-même, était éprise d’un homme séduisant qui ne lui prêtait pas la moindre attention… Chassant le souvenir des vieux rêves de sa jeunesse fanée sans s’être épanouie, elle revint au temps présent pour dire d’un ton péremptoire :