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Édouard Riou (Illustrateur)
1604 pages
Jules Rouff et Cie (12/06/1880)
3.5/5   1 notes
Résumé :
Roman-feuilleton, librement adapté de la pièce de théâtre éponyme d'Adolphe d'Ennery et d'Eugène Cormon.
Edition originale, abondamment illustrée par Édouard Riou.
Bien que le roman soit signé Adolphe d'Ennery, et qu'une grande partie des dialogues de la pièce soient inclus, il fut écrit par plusieurs professionnels du genre, dont les identités demeurent inconnues.
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Adolphe d'Ennery fut un des auteurs les plus révérés du théâtre du XIXème siècle. Sa flamboyante réussite, à une époque où le théâtre était le plus important divertissement collectif parisien, est exemplaire à bien des titres. Car au départ, le jeune Adolphe Philippe, de son vrai nom, issu d'une famille pauvre et nombreuse, n'avait que peu de chances d'embrasser un jour la carrière des lettres. Jeune commis dans un petit magasin de nouveautés (ce que l'on appellerait aujourd'hui un magasin d'accessoires), il se vit proposer, pour arrondir ses fins de mois, d'incorporer ponctuellement ce que l'on appelait « la claque », une intrusion organisée de faux spectateurs dans les salles de théâtre, payés pour huer la pièce et les acteurs, et entraîner le public à faire de même. Cette pratique était, en théorie interdite, mais il était impossible de la réprimer, vu que rien ne pouvait prouver que la colère d'un spectateur soit feinte. Aussi des auteurs ennemis ou des théâtres rivaux payaient-ils une dizaine de trublions pour tenter de couler une pièce, parfois d'ailleurs sans succès, le principe étant connu, et les gueulards expulsés parfois brutalement.
Le jeune Adolphe Philippe se retrouva donc pour la première fois de sa vie dans un théâtre, engagé pour troubler des pièces qui n'en furent pas moins pour lui une révélation. Grâce à ses employeurs, il se fit un réseau de connaissances dans le milieu théâtral, et en 1831, à seulement vingt ans, il fit jouer sa première pièce, en adoptant comme pseudonyme le nom de sa mère (Dennery), auquel il ajouta une apostrophe pour lui donner un air aristocratique. Ce premier essai connût un succès remarquable. Quittant alors son emploi, Adolphe D'Ennery démarra une carrière prolifique de dramaturge qui devait s'étaler sur plus d'un demi-siècle. Il a laissé à la postérité près de deux cent pièces, et comme si cela ne suffisait pas, il a aussi signé le livret d'un opéra de Jules Massenet, et collaboré à l'adaptation théâtrale de nombreux romans populaires, dont ceux de Jules Verne, dont il devint un ami proche, et qui fut même témoin à son mariage.
Notons qu'Adolphe D'Ennery écrivit rarement seul. C'était un homme qui avait des idées, des fulgurances, des innovations en matière de personnages et de situations, mais il ne fut jamais un grand littéraire, et délégua volontiers la rédaction de ses pièces à des collaborateurs, plus ou moins crédités, dès qu'il fut assez riche pour financer leur main d'oeuvre.
En 1874, Adolphe D'Ennery connaît son plus grand succès avec une pièce intitulée « Les Deux Orphelines », qui sera révérée pendant presque un siècle, avant d'être progressivement regardée comme une tragédie lacrymale boursouflée, assez archétypale d'un théâtre malsain et voyeuriste, destiné principalement à un public féminin et peu instruit.
« Les Deux Orphelines » narrait l'histoire dramatique de deux jeunes filles élevées comme des soeurs, dont l'une, Louise, la cadette, est aveugle, tandis que l'autre, Henriette, l'aînée, voit normalement et lui sert de chaperon. Toutes deux, originaires d'Évreux, voyagent en direction de Paris à bord d'une diligence, aux alentours de l'année 1780, pour y rejoindre un lointain cousin qui a bien voulu s'occuper d'elles. Mais alors que la diligence fait une pause, afin de laisser aux passagers l'occasion de se dégourdir les jambes, le fiacre du marquis de Presles passe sur la route, et le marquis remarque Henriette Gérard, alors que sa petite soeur est restée dormir dans la diligence. le marquis fait arrêter son fiacre pour lui conter fleurette, mais Henriette, élevée dans un rigorisme chrétien, refuse de l'écouter. Hélas, pour elle, le marquis de Presles est un homme pervers, qui ne supporte pas que l'on repousse ses avances, et repartant vers Paris, il fomente un plan machiavélique.
À peine les deux jeunes soeurs arrivent elles à Paris que le marquis de Presles fait enlever Henriette par des hommes de main, qui l'endorment avec un narcotique, puis l'emportent dans un fiacre. La petite Louise se retrouve donc seule et abandonnée, aveugle, dans un Paris où elle ne connaît personne, et elle finit par se faire recueillir par une vieillarde hideuse et cruelle, la mère Frochard, vivant essentiellement de mendicité, et qui se dit que cette jeune aveugle serait un plus pour le budget de la famille, laquelle est constituée de deux fils, Jacques, un vaurien brutal, et Pierre, son frère cadet, un jeune homme boiteux qui n'en est pas moins rémouleur, car c'est un garçon honnête qui veut gagner sa vie en travaillant.
D'abord heureuse, car se croyant hébergée par de braves gens charitables, la pauvre Louise déchante vite quand elle comprend que la mère Frochard ne souhaite pas l'aider à retrouver sa soeur, et veut la forcer à mendier. Or, même aveugle, Louise refuse de s'abaisser à la mendicité, c'est une question de principe. La mère Frochard va donc se livrer sur elle à d'incessantes tortures : chhaque jour, Louise est battue, affamée, injuriée, humiliée, sans pouvoir se défendre du fait de sa cécité. Les violences verbales et physiques subies par la pauvre Louise sont directement à l'origine du succès que rencontra la pièce, tant la crudité de ces scènes atteignait un niveau de sadisme rarement vu auparavant sur la scène d'un théâtre.
De son côté, Henriette s'est réveillée chez le marquis de Presles, lequel a organisé une partie fine dont la jeune Henriette doit être, malgré elle, la cerise sur le gâteau. Sauvée in extremis par un invité, le chevalier Roger de Vaudrey, qui s'est senti étrangement ému en entendant la jeune fille refuser de participer à l'orgie et demander assistance pour sa soeur abandonnée, Henriette se trouve placée comme modiste chez une couturière, et se confie au chevalier de Vaudrey, qui ne tarde pas à tomber amoureux d'elle, et annonce même à son oncle, le comte de Linières, lieutenant (c'est-à-dire préfet) de police, sa volonté de l'épouser lorsque Louise aura été retrouvée.
Mais M. de Linières refuse à son neveu la lubie d'épouser une orpheline sans dot, probablement une intrigante. Sentant qu'il ne fera pas plier son neveu, le comte de Linières fait arrêter Henriette pour prostitution, et l'envoie à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, qui sert alors de dépôt pour les filles perdues en attendant qu'elles soient expédiées en Guyane pour satisfaire les plaisirs des colons.
Heureusement pour Henriette, le docteur Hébert, chargé d'examiner les jeunes femmes pour détecter d'éventuelles maladies vénériennes, a suffisamment d'expérience pour se rendre compte qu'Henriette n'a pas le profil d'une prostituée, et en l'écoutant raconter son histoire et celle de sa soeur, il se souvient alors avoir aperçu une jeune fille aveugle et infiniment triste mendier sur les marches de l'Église Saint-Sulpice, sous la contrainte de la mère Frochard, une mendiante agressive qu'il connaît de réputation. Suivant son instinct, le docteur échange l'identité d'Henriette contre celle d'une prostituée décédée la veille, et fait ainsi libérer la jeune fille, laquelle se précipite à la maison de la mère Frochard pour récupérer Louise.
On s'en doute, la mère Frochard voit débarquer d'un mauvais oeil cette grande soeur qui veut récupérer celle qui est devenue son gagne-pain. Elle ordonne alors à son fils Jacques de tuer Henriette, mais Pierre-le-boîteux, en dépit de sa fragilité, s'y oppose et finit par poignarder son grand frère, qui s'écroule, frappé à mort. La mère Frochard, devant ce spectacle tragique, voit sa raison flancher et se laisse tomber à terre, complètement apathique. Pierre ordonne alors aux deux jeunes filles de s'enfuir.
Elles rejoignent alors le chevalier de Vaudrey, et le hasard faisant toujours bien les choses, on apprendra que la petite Louise, abandonnée enfant sur le parvis de Notre-Dame, était le fruit d'une erreur de jeunesse de la comtesse de Linières, laquelle ne s'était totalement jamais remise de cet acte désespéré. Dès lors que Louise est reconnue comme la fille naturelle de son épouse, M. de Linières n'a plus aucune raison d'empêcher son neveu d'épouser Henriette, en un siècle où les mariages entre cousins étaient bien vus. Et voilà comment tout est bien qui finit bien.
Aujourd'hui, ce drame nous parait terriblement désuet et nanardesque, mais en son temps, il mélangeait subtilement le portrait d'une misère sociale âpre, héritée d'Eugène Sue, avec un mélodrame promouvant les valeurs conservatrices et aristocratiques, ouvrant les auspices d'une prompte ascension sociale aux âmes pures et empreintes de charité chrétienne. Il y avait là une recette efficace, assez proche dans l'esprit des « Misérables » de Victor Hugo, et qui, non seulement, envoûta bientôt toute la France, mais aussi plusieurs autres pays, où la pièce « Les Deux Orphelines » fut traduite et jouée sur scène.
Ainsi, la première adaptation cinématographique de cette pièce, « Orphans Of The Storm », fut réalisée aux États-Unis, en 1921, par le célèbre D.W. Griffith, auteur du controversé « Naissance d'une Nation », avec dans le rôle des deux orphelines les véritables soeurs Lilian et Dorothy Gish. La première adaptation parlante est due à Maurice Tourneur, en 1933, et c'est assurément la plus fidèle. Elle révéla d'ailleurs, dans le rôle d'Henriette, la jeune Renée Saint-Cyr, future mère du réalisateur Georges Lautner. Il existe également une adaptation italienne en 1965 et un téléfilm français diffusé à la télévision en 1981. Bref, pas moins de quinze films ont été mondialement tirés de cette pièce de théâtre, auxquels on peut ajouter « Les Deux Orphelines Vampires » (1997) du réalisateur underground Jean Rollin qui, sans véritablement traiter de la même histoire, reprend les personnages d'Henriette et Louise Girard, en faisant d'elles deux filles vampires qui sont aveugles en journée, vampires la nuit, et sont même, au début du film, sous la coupe d'un docteur nommé Dennery.
Ceci pour dire l'énorme impact qu'a eu depuis un siècle et demi , « Les Deux Orphelines », dont Adolphe D'Ennery, dès la fin des années 1870, envisagea lui-même une adaptation commerciale en roman-feuilleton. C'était d'ailleurs une démarche très originale, car s'il était souvent arrivé qu'un roman-feuilleton soit adapté en pièce de théâtre, l'inverse ne s'était jamais fait. Il est vrai qu'il est plus facile de réduire un pavé en quelques scènes fortes, que de prendre une pièce de théâtre, dont les dialogues font à peine une soixantaine de pages, pour en tirer un roman de plus de 1000 pages. Mais, probablement influencé par le succès que son neveu, Pierre Decourcelle, avait rencontré avec son propre chef d'oeuvre du roman-feuilleton, « Les Deux Gosses » (1878-1880), Adolphe D'Ennery avait pris la décision de faire publier sous son nom un roman-feuilleton en deux tomes, exploitant sa pièce à succès. Restait à savoir qui s'en chargerait.
Hélas, le mystère demeure complet sur l'identité du véritable auteur de ce livre.
On ignore comment et dans quelles conditions Adolphe D'Ennery fit affaire avec les éditions Jules Rouff, et il est probable que dans l'urgence, plusieurs plumes maison associèrent leurs talents pour pondre, en quelques mois, pas moins de 1604 pages d'une histoire qui, aussi émouvante soit-elle, ne se prêtait pas à un tel développement. le peintre déjà renommé Édouard Riou dût signer, sans doute en un temps record, pas moins de 150 gravures. Ce serait excessif d'affirmer que le résultat fut à la hauteur des attentes, mais l'exercice de style, et un certain nombre d'excellentes trouvailles, font que la lecture de ce pavé incongru est moins déplaisante qu'on pourrait s'y attendre.
Déjà, pour ce roman, les auteurs ont convenu d'ajouter une troisième orpheline : Marianne Vauthier. Henriette et Louise la croisent brièvement quand elles arrivent à Paris. Il s'agit en fait de la compagne de Jacques Frochard, qu'il tyrannise de son emprise et pousse à la délinquance. Au moment où Henriette et Louise croisent son chemin, Marianne est décidée à se jeter dans la Seine pour fuir ce compagnon qui l'avilit. Les paroles bienveillantes et paroissiales d'Henriette et Louise la convainquent de chercher une rédemption avant de songer à mourir. Marianne décide donc de se livrer à la police, forte des crimes qu'elle leur avoue avoir commis. Dès lors, elle disparait du récit et ne réapparait qu'à la fin du premier tome, alors qu'elle revoit Henriette à la Pitié-Salpêtrière où elle a été confinée par M. de Linières. C'est là que le personnage de Marianne va prendre véritablement toute son importance. En effet, Henriette échappe à la déportation à la Guyane, non pas parce que le docteur fait croire qu'elle est décédée, mais parce que Marianne se fait passer pour Henriette Gérard, afin de se sacrifier pour elle et d'obtenir du Ciel sa rédemption.
Le deuxième tome suit d'abord la destinée de Marianne en déportation, c'est-à-dire qu'il enchaîne sur un deuxième roman artificiellement incrusté dans le premier où il n'est plus question des deux orphelines. Et autant l'avouer, ce roman-là est bien plus intéressant que le premier. En effet le drame lacrymal cède soudainement la place au roman d'aventures exotiques. Embarquée à bord du navire qui doit l'emmener en Guyane, Marianne se trouve confrontée d'abord à l'attaque d'un requin fou qui saute jusque sur le pont de la goélette et plante ses dents dans le mat du navire. Il faut découper le squale en morceaux pour qu'il lâche prise. Ensuite, un incendie se déclenche dans la cale. Les marins coulent le bateau à la hache, pour ralentir la progression des flammes, afin que l'équipage ait le temps de gagner les embarcations de sauvetage, et de rejoindre la Guyane toute proche.
Durant ce péril, l'attitude dévouée et le sang froid de Marianne font une forte impression sur le lieutenant Charles d'Ouvelles, le commandant du navire des déportées. D'autant plus que pour lui, Marianne est Henriette Gérard, prisonnière politique contrainte à l'exil, auquel on lui a demandé personnellement d'accorder un traitement de faveur. de ce fait, en Guyane, elle est logée à l'écart des autres prisonnières, échappe à la prostitution, et même aux mariages forcés avec des colons, au grand dam de Gaspard Rabusson, un soldat de l'armée coloniale qui avait remarqué Marianne, et la voulait pour lui. Pensant que le lieutenant d'Ouvelles se la réserve injustement, vu que lui est libre de quitter la Guyane et n'est pas tenu de prendre femme, Rabusson se promet de lui reprendre Marianne par la force.
Ce court roman guyanais est assez savoureux, d'autant plus qu'on y apprend des choses insoupçonnées sur la Guyane, comme le fait qu'on peut lutter contre un cobra-capello, un serpent "sauteur" fort répandu, en lui mettant à proximité un bol de lait. Comme chacun sait, les serpents adorent le lait, et donc le dangereux reptile plonge dans le bol de lait pour le boire et, fatalement, s'y noie ou s'y fait piéger…
Si, si, je vous assure…
L'histoire d'Henriette et Louise en France reprend ensuite son cours, avec quelques variantes bien racoleuses. Ainsi, lorsque les deux orphelines se retrouvent chez les Frochard, et que Pierre tue son frère aîné, la mère Frochard perd la raison, mais souffre quelques heures après d'un regain d'alcoolisme, au point de tuituber une bougie à la main, et d ela faire tomber sur sa robe. Elle s'enflamme alors (l'illustrateur a tenu à nous montrer cette scène) et fint par incendier toute la maison. Heureusement pour lui, Pierre Frochard était allé chercher le docteur Hébert pour faire constater la mort de Jacques, mais en revenant, les deux hommes retrouvent la maison réduite en cendres. le docteur Hébert pense que c'est aussi bien comme ça, puisque le cadavre de Jacques a brûlé lui aussi, et donc avec lui, la preuve du meurtre commis par Pierre Frochard. Hébert décide de ramener le jeune boîteux chez lui, afin de l'éduquer, de le vêtir correctement, et même, de lui redresser la jambe à coups de marteau (???). Et comme ce bon docteur sait vraiment tout faire, il guérit aussi la cécité de Louise qui n'était due qu'à une mauvaise conjonctivite. Il ne reste donc plus qu'à marier les deux ex-handicapés...
Enfin, bon, nous voici déjà arrivés à la fin de l'histoire, mais il reste encore 300 pages à combler. Que faire ? Et bien, l'un des mystérieux auteurs de ce récit décida ceci : le comte de Linières consent au mariage de son neveu avec Henriette, mais avant cela, pour faire honneur à son nom, Roger de Vaudrey doit aller réaliser quelques hauts faits d'armes en Amérique, où se déroule la guerre d'indépendance des États-Unis, et où la France soutient les colonies américaines contre le vieil ennemi anglais. Vaudrey s'embarque et, peu de temps avant d'arriver, sa goélette va croiser des navires anglais. Et vlan ! Nous voici partis pour 150 pages de roman de piraterie, on ne peut plus classique dans le genre, mais tout de même un peu mou et bien trop long. Une fois arrivé aux États-Unis, Vaudrey croise le chemin du lieutenant Charles d'Ouvelles, venu avec sa compagne Marianne Vauthier, envoyés eux aussi depuis la Guyane pour aider les colonieds américaines.
Mais parmi ces renforts, il y a le fameux Gaspard Rabusson, soldat amoureux de Marianne, qui profite du chaos général pour kidnapper la jeune femme, avant de se la faire lui-même enlever par un chef indien. Et vlan ! 150 pages de mieux en western poussif et militaire pour délivrer la belle Marianne du méchant Indien. Là aussi, cette ultime diversion est plus que superflue, et n'atteint évidemment pas la qualité de l'étape guyanaise. Mais les 300 pages manquantes sont enfin bouclées, et il ne reste plus qu'à ramener tout ce petit monde en France, afin que lors d'une belle cérémonie, Henriette, Louise et Marianne puissent se marier le même jour avec leurs trois chevaliers-servants. C'est beau, n'est-ce pas ?
« Les Deux Orphelines » est donc un collage extrêmement incongru de plusieurs romans d'aventures - peut-être des manuscrits inutilisés qui traînaient quelque part, que l'on a greffés, de manière plus ou moins inspirée -, à une pièce théâtrale déjà étirée au maximum, et qui n'en semble que plus statique. le résultat, d'ailleurs, est sans appel : il se passe autant de choses dans 10 pages du deuxième tome que dans les 840 pages du premier.
(SUITE ET FIN DANS LES COMMENTAIRES)
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Henriette endormie avait une beauté angélique.
Les émotions violentes qu'elle avait subies avaient répandu sur son visage un voile de mélancolie.
Ses paupières, un peu entr'ouvertes, laissaient voir l'œil sous la frange soyeuse des cils...
Les lèvres n'avaient pas perdu leur vif incarnat, malgré les souffrances morales qu'avait endurées la pauvre fille.
Il y avait enfin dans l'ensemble de cette physionomie un air de douceur et de placidité de l'âme qui attirait la sympathie.
Peut-être en apercevant cette jeune fille qu'un hasard mettait présence, le sceptique Roger se serait-il senti entraîné vers elle par ces irrésistibles élans qu'éprouvent les cœurs que la gangrène morale n'a pas encore complètement envahis.
Mais le chevalier, sans s'occuper de ce qui se passait à quelques pas de lui, continuait à boire, en causant avec son ami de Mailly.
Disons-le, Roger commençait à se lasser de rester simple spectateur de cette orgie, et il voulait, grâce au champagne, se mettre à l'unisson de cette société de fous... Puis, comme s'il eût subitement changé de résolution, il fit un mouvement pour se lever et partir.
- Où vas-tu donc ? lui demanda de Mailly.
- Je m'en vais, répondit froidement Roger.
- Eh bien, mon cher, ce n'est pas le moment, répondit le jeune marquis; car, si j'en juge par tout le mouvement qui se fait là-bas, ta jolie dormeuse doit être sur le point de se réveiller.
En effet, Florette venait de dire :
- Attention !... Elle s'agite... Elle porte la main à sa tête, elle va se réveiller.
- Si on lui faisait respirer ce flacon ? demanda Julie en présentant l'objet.
- C'est inutile, ma chère, la voici qui entr'ouvre les yeux...
Le chevalier s'était cependant décidé à prendre sa part du spectacle Mailly déclarait devoir être fort piquant.
Il se trouva auprès du marquis de Presles, qui ne se sentait pas de joie, à l'idée de la surprise qu'allait, dans quelques instants, éprouver la provinciale d'Évreux.
- Que va-t-elle dire, murmura-t-il à l'oreille de Roger, en se trouvant au milieu de nous ?
Le chevalier éclata d'un rire forcé, - le rire des fanfarons de vice.
- Ce qu'elle dira, mon cher de Presles, Ah ! Nous la connaissons par coeur cette sempiternelle histoire des filles enlevées... Que l'instant du réveil arrive, et celle-ci va chanter le refrain habituel : « Où suis-je ?... », « Pourquoi m'a-t-on conduite ici ?... » « Grand Dieu !... » « Ma mère ! Ma mère ! »... Puis viendra ce profond et vertueux désespoir qui commence dans des torrents de larmes et qui se noie ensuite dans des flots de champagne !
- Bien pensé et bien dit, fit de Presles.
Florette et Julie approuvaient du regard.
- Bon ! murmura cette dernière, nous allons bien voir si le chevalier est bon
prophète.
- Écartons-nous un peu pour ne pas l'effrayer !... recommanda Florette en étendant les bras pour élargir le cercle autour du banc...
Il y eut un moment de silence.
Malgré soi, on s'intéressait à cette jeune fille que personne ne connaissait.
Pendant quelques secondes, tous ces viveurs et ces filles demeurèrent diversement impressionnés, attendant ce qui allait se passer...
Le marquis, un peu en avant du groupe, triomphait assurément, car un joyeux sourire errait sur ses lèvres.
C'était son véritable coup de maître que cet enlèvement.
Il regardait tour à tour ses amis pour jouir de leur étonnement...
De Presles fit signe que personne ne rompît le silence...
Et son regard se dirigea sur le visage de l'endormie...
Henriette commençait à sortir de la torpeur profonde dans laquelle on l'avait plongée.
Elle ouvrait les yeux et les tenait fixes devant elle.
Que s'était-il passé ?
Avait-elle dormi ?...
Où était-elle ?
Elle ne savait plus... Elle ne reconnaissait rien.
Ces jardins, ces fleurs et toutes ces lumières...
Elle passait la main sur ses yeux, croyant rêver !
La malheureuse se redressa lentement...
Son regard se porta avec stupeur sur tout ce qui l'entourait.
Puis, d'un mouvement brusque, elle se leva, promenant sur tous ceux qui l'entouraient des yeux où se lisaient l'effarement, la terreur, le trouble inconscient encore !...
Accablée par l'effet du narcotique, il semble que sa langue soit paralysée, en même temps qu'elle ne parvient à se rendre compte ni de ce qu'elle voit, ni de ce qui lui est arrivé...
Ses lèvres s'agitent convulsivement...
Mais les mots ne peuvent sortir de sa bouche, pas une plainte, pas un cri pour témoigner de son effroi.
Et dans l'assistance personne ne songe à l'interpeller.
Tout ce monde, naguère encore si turbulent, semble maintenant comme cloué sur place...
Florette, plus émue qu'elle ne veut le paraître, se penche vers Roger,
et lui glisse à l'oreille ces mots :
- C'est qu'elle a vraiment l'air de sortir d'un profond sommeil.
Mais la jeune fille ne peut achever sa phrase...
Henriette a poussé une exclamation.
Et portant vivement la main à son front:
- Oh !... Mon Dieu !... Mon Dieu ! a-t-elle dit, est-ce que je suis folle ?...
Il y a dans sa voix une intonation si déchirante, que Florette saisit le bras de Roger, pour attirer son attention sur le visage de la jeune fille, où se peint le plus violent désespoir...
Et tout bas :
- Ce n'est pas tout à fait ce que vous aviez prédit, chevalier !...
- Non, répondit Roger, et... C'est singulier...
Il s'était rapproché pour voir de plus près les traits bouleversés de l'inconnue...
Henriette eut un mouvement de stupéfaction à la vue de tout ce monde qui l'entourait...
Elle se demandait encore par quelle série de circonstances elle se trouvait au milieu de ces femmes, de ces jeunes seigneurs, qui la regardaient immobiles, muets comme des statues...
Alors, sous le coup d'une agitation violente, comme si la raison lui revenait, elle s'élança, allant de l'un à l'autre, interrogeant du regard, cherchant, parmi tout ce monde, si elle reconnaîtrait quelqu'un...
Puis, effrayée du silence qui se faisait autour d'elle, elle voulut parler. La voix lui manquait.
Elle voulut s'enfuir, mais elle se vit au milieu d'un cercle d'individus qui lui barraient le passage...
Tout à coup la malheureuse poussa un cri terrible.
En se retournant, elle s'était trouvée face à face avec le marquis de Presles...
Alors la mémoire lui revint, et avec elle toute son énergie...
- Monsieur, dit-elle d'une voix brève, c'est par votre ordre que j'ai été enlevée, et... C'est chez vous que l'on m'a conduite.
Le marquis de Presles, avant de répondre, enveloppa l'assistance d'un regard, dans l'intention de préparer son effet.
Et s'approchaut de son interlocutrice, il lui dit :
- Calmez-vous. Mademoiselle, vous êtes en effet chez moi, comme vous venez de le dire...
- Chez vous ! balbutia la jeune fille avec un mouvement de répulsion.
- Vous me faites donc, Mademoiselle, l'honneur de me reconnaître, c'est moi qui...
Au son de cette voix qui avait des intonations railleuses, Henriette sentit son cœur bondir.
Elle voyait clairement la vérité dans toute son horreur...
Et s'animant :
- Vous !... C'est vous, s'écria-t-elle, qui m'avez parlé sur la route de...
- Oui, Mademoiselle, vous vous en souvenez donc !...
Et, l'œil en feu, le marquis continua en essayant de saisir la main d'Henriette :
- Oui, oui, c'est moi qui n'ai pu résister au désir de vous revoir, et qui ai voulu faire de vous... de vous que j'adore..., la reine de cette fête...
Henriette comprenait maintenant les violences dont elle avait été la victime.
Elle se souvenait des moindres détails de la lutte qu'elle avait eu à soutenir contre les misérables qui l'enlevaient... Ce baillon qui étouffait ses cris, alors qu'elle voulait répondre à l'appel désespéré de Louise... Elle se rappelait tout... jusqu'au moment où elle avait perdu connaissance...
Il y avait, à partir de cet instant, une lacune dans sa mémoire...
Combien s'était-il écoulé de temps depuis qu'on l'avait séparée de la pauvre aveugle ?
À cette pensée, Henriette éprouva un serrement de cœur qui la replongea dans la plus horrible perplexité...
Elle sentit l'angoisse lui étreindre la gorge et, folle de douleur, elle eút voulu pouvoir s'élancer au dehors, courir par les rues, en appelant sa sœur bien-aimée !...
Ignorante des crimes qui pouvaient se commettre, chaque jour, dans ce Paris livré aux débauchés et aux malfaiteurs, elle ne pouvait supposer qu'elle était irrémédiablement perdue... Elle pensa qu'elle n'aurait qu'à réclamer sa liberté pour qu'aussitôt les portes s'ouvrissent devant elle...
Alors, se redressant devant l'homme qui venait de l'outrager en lui parlant de son amour, elle trouva des accents indignés :
- Monsieur, fit-elle avec énergie, je veux retourner à l'endroit où l'on m'a prise... Où elle m'attend, elle, ma Louise, ma sœur, où elle m'appelle et se désespère ! Allons, Monsieur, dites que l'on m'y reconduise; il le faut, entendez-vous ? Il le faut ! Je le veux !...
En prononçant ces mots, Henriette avait relevé la tête, et, les regards pleins de flammes, elle semblait prendre toute cette société à témoin de l'infamie dont elle était victime.
Après avoir attendu vainement une réponse, elle se plaça résolument en face du marquis, toute prête à renouveler sa demande, sous une forme plus énergique encore... Elle n'avait plus peur maintenant.
Ce n'était plus le sentiment du danger qu'elle courait qui dominait en elle.
Henriette ne songeait qu'à l'infortunée dont on l'avait séparée, et qui se trouvait maintenant abandonnée, exposée à tous les périls...
Il lui fallait retrouver Louise à tout prix, quoi qu'elle dût faire pour cela...
Et s'exaltant à la pensée des dangers inouïs auxquels un misérable avait exposé la pauvre aveugle, elle se tenait la tête haute et le regard menaçant.
On ne riait plus dans la noble assistance.
- Ca se complique ! fit Julie.
- Mais, répondit Florette, je voudrais bien savoir ce qui va se passer,
qu'en penses-tu, mon petit chevalier ?...
Roger ne sourcilla pas...
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Charles d'Ouvelles avait subitement interrompu son discours, comme s'il eût perdu l'usage de la parole...
Sur son visage, se lisait une expression de terreur qu'il s'efforçait vainement de dissimuler. Ses yeux grands ouverts, effarés, roulaient dans leur orbite, témoins d'une insurmontable épouvante... Le gouverneur et la marquise, qui se trouvaient en face de l'officier avaient été les premiers frappés du changement qui se produisait en lui. Ils voulurent s'approcher de la table, et déjà le gouverneur avait prononcé ces mots :
- Qu'avez-vous donc, d'Ouvelles ?
Mais, sans articuler une parole, l'officier, de la main, fit signe au marquis de ne pas approcher.
Puis ses yeux fixes commandaient à l'assistance de se tenir immobile. Cette pantomime, bien que n'ayant duré qu'une seconde, avait jeté une grande inquiétude dans l'esprit de tous...
On se figurait M. d'Ouvelles atteint d'aliénation mentale, d'une façon foudroyante...
Déjà, le gouverneur voulait aviser, lorsque l'officier se décida enfin à parler...
D'une voix qu'il parvint à rendre entièrement calme, il prononça lentement les paroles suivantes :
- Pour votre salut, monsieur le gouverneur !... N'avancez pas vers moi !... Je ne voudrais pas jeter l'épouvante parmi vos invités, mais il ne m'est plus permis de taire ce qui arrive...
J'ai, en ce moment, enroulé autour de ma jambe, un de ces serpents dont le venin ne pardonne pas... Un "cobra-capello" !
Un frémissement d'horreur, à ces mots, parcourut l'assistance, et déja bon nombre d'invités cherchent à fuir...
Marianne qui tenait, elle aussi, sa place à la table du personnel, avait été la première à s'apercevoir du voile de pâleur qui s'était étendu sur les traits de l'officier.
Elle n'avait plus détaché ses regards de ce visage livide...
Et, lorsqu'elle avait vu le marquis approcher, elle s'était levée à son tour, prête à s'élancer pour porter secours à celui qu'elle aimait...
Mais, en entendant la déclaration que venait de faire le lieutenant, elle comprend que c'est la mort sans rémission pour le malheureux qu'elle voit encore plein de vie, et qui, dans quelques minutes peut-être, ne sera plus qu'un cadavre.
Elle se souvenait des détails si dramatiques de la mort de Scipion; elle se rappelait tout ce que M. Gaston de Saulny avait raconté du cobra-capello. Épouvantée comme tout le monde, mais plus que tous, atteinte au coeur par la certitude que le lieutenant va succomber, et que son corps s'agitera bientôt dans le splus effroiyables convulsions, folle de désespoir, elle demeure un instant fascinée par le regard que lui adressait l'officier (...)
Charles d'Ouvelles leva tout à coup les bras au ciel...
Son visage s'éclaira d'une lueur inattendue...
Ses traits se détendirent, et un espoir inexpliqué brilla dans ses yeux...
Puis, haletant d'émotion, il prononça ces mots :
- Un miracle semble s'accomplir !...
- Un miracle ? répondit-on.
- Oui. Je sens que le reptile se déroule !... Il descend !... Il glisse lentement... bien lentement... Le voilà sur mes pieds... il... il s'en éloi- gne !... Il est parti !... Parti !...
La surprise et la joie étaient générales.
À ce moment un incident nouveau se produisit, non moins terrible, non moins émouvant que celui qui venait d'avoir lieu. Tous les regards s'étaient dirigés vers un autre point du jardin.
Instinctivement, Charles d'Ouvelles se retourna...
Et un cri de reconnaissance et d'admiration vint expirer sur ses lèvres...
Marianne était là, derrière lui, à quelques pas, tenant dans les mains une grand jatte de lait...
L'exilée avait profité de la terreur générale pour se retirer, lentement d'abord, puis, lorsqu'elle s'était trouvée hors du parc, elle avait couru vers l'habitation...
Et elle était revenue, se glissant entre les groupes...
Elle était là, immobile comme une statue !...
Les yeux fixés sur le sol, elle paraissait attendre quelque chose...
À la vue de cette femme qui, seule, avait eu une inspiration au milieu de l'affolement général, tous demeurèrent haletants...
Qu'allait-il se passer ?...
L'exclamation de l'officier avait été comme un cri de délivrance !...
Le sang avait circulé plus librement dans les veines...
L'espoir était entré dans les cœurs !... Mais une anxiété nouvelle s'est emparée de tous les assistants...
Ainsi que nous venons de le dire, Marianne est là, la jatte dans les mains, les yeux fixés sur le sol...
Elle attend !...
Malgré sa volonté ferme de ne pas broncher, un imperceptible tremblement agite ses mains...
La scène a pris tout d'un coup un caractère de grandeur inouï dans sa simplicité...
Malgré l'horreur instinctive qu'elle éprouve à la vue du reptile qui se dirige vers elle, la jeune femme est demeurée stoïquement à la même place; son corps ne bronche pas.
Le reptile qui a paru sur le sol, rampe maintenant, comme attiré...
Et sa langue fourchue sort et pourlèche avec précipitation...
Marianne attend toujours...
Soudain, le cou du serpent s'allonge...
Le corps avance.
Puis, il se replie sur lui-même; et, d'un bond prodigieux, il décrit une courbe dans l'espace demeuré vide entre l'officier et la détenue...
Marianne a étouffé un cri de surprise et de terreur...
Avec une force de volonté incroyable, elle demeure rivée au sol pour ne pas fuir, éperdue...
Le cobra-capello se dirige vers elle...
En quelques ondulations, il va l'atteindre...
L'assistance est à bout de forces et d'émotion...
En dépit des recommandations du lieutenant, une déchirante exclamation s'élève, partant de toutes les poitrines à la fois...
C'est que le serpent s'est élancé sur Marianne...
Il a déjà atteint la ceinture et se dresse de nouveau...
Sa tête s'allonge le long du cou qu'il entoure de son corps comme d'un collier...
Et, avec une effroyable coquetterie, il semble se délecter en contorsions amoureuses...
Puis il se glisse le long du bras...
Il arrive enfin jusqu'à la jatte...
Le vase tenu à deux mains, deux mains tremblantes, deux mains crispées par le contact glacé du reptile, le vase a subi une oscillation...
La jatte vacille dans les mains de Marianne, comme si elle allait tomber avec fracas...
Si l'accident se produit, si le lait convoité se répand sur le sol, le serpent, terrible dans sa colère, se redressera furibond... Alors c'en sera fait de l'héroïque femme...
Marianne a compris...
Sous la pression du corps visqueux, elle trouva la force de raidir ses bras...
Ses doigts serrés en étau maintiennent le vase...
Et le reptile plonge sa tête et aspire le lait...
Alors, Marianne se baisse peu à peu, profitant de ce que le reptile a plongé sa tête et aspire gloutonnement le liquide crémeux...
Elle a pu se mettre sur les genoux...
Qu'attend-elle ? Que va-t-elle faire ?...
Soudain, lorsque le serpent a complètement disparu dans la jatte, Marianne, d'un rapide mouvement des bras, retourne le vase sous lequel le cobra-capello demeure prisonnier !...
D'un bond, Charles d'Ouvelles s'est avancé; il maintient le vase renversé.
Alors, de tous les points, l'on court à Marianne...
On l'enlace, on l'étreint !... Tous les bras veulent l'atteindre !... On l'entoure, on l'enlève !...
Le Gouverneur s'est avancé l'un des premiers...
Il écarta tout le monde, et, saisissant les deux mains de la détenue, il les presse dans les siennes !...
La marquise succombant à l'émotion ne trouve pas de mots pour peindre ce qu'elle éprouve...
Et de ses lèvres frissonnantes, pâles encore de l'impression qu'elle a ressentie, s'exhalent ces mots :
- Oh !... Mon enfant !... Mon enfant !... Quel courage ! Quelle sublime abnégation !
Les domestiques se sont précipités pour tuer le serpent retenu prisonnier sous sa jatte...
Charles d'Ouvelles le leur abandonne...
Et suffoquant d'émotion... Ivre d'amour, il a pris Marianne dans ses bras... Il la tient étroitement appuyée contre sa poitrine, il laisse échapper ces mots dans un élan irrésistible du cœur :
- Oh ! Merci !... Merci !... Je vous dois la vie !... Je veux désormais vous consacrer la mienne !...
Yvonne arrivait, à ce moment, appuyée au bras de son mari.
Allant au devant de la détenue, elle l'attira à elle, et l'embrassa sur les deux joues.
C'était la réhabilitation accordée à celle qui était arrivée dans la colonie comme une coupable...
À partir de ce moment, le châtiment cessait pour elle; l'expiation avait assez duré; l'heure sonnait pour cette malheureuse de se croire pardonnée !...
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On sait que Marianne était autorisée à suivre ses maîtres pendant les promenades dans le parc.
Elle écoutait, fort effrayée aussi de ces histoires, ayant eu, des son enfance, une répulsion instinctive pour les reptiles, même ces inoffensils petits lézards que, dans les campagnes, les loustics glissent dans le dos des jeune filles.
Marianne se souvenait d'avoir été en proie à une violente attaque de nerfs, le jour où sa camarade, la nièce de l'aubergiste, lui avait placé un de ces petits reptiles, mort, dans son panier à goûter.
En entendant parler d'un serpent à sonnettes qui avait abandonné la poursuite d'un chasseur pour aller têter une jument couchée dans la prairie voisine, Marianne se trouva vivement intéressée.
La chose ayant paru par trop fantaisiste, la marquise et Yvonne, malgré leur frayeur, avaient cru devoir protester de leur incrédulité par des éclats de rire à l'adresse du narrateur.
Mais le Gouverneur prit à témoin son futur gendre, en disant :
- Voyons, mon cher Saulny, vous qui avez parcouru les forêts vierges, dites à ces dames que je ne leur en impose pas.
- Bien au contraire, monsieur le marquis, vous restez au-dessous de la vérité ! Tenez, moi, par exemple, j'ai été aux prises avec un singulier couple...
- De serpents ? demanda Yvonne.
- De ces serpents noirs qu'on croirait absolument inoffensifs à les voir se balançant aux branches des corosoliers, dont ils creusent les fruits verts, pour s'en faire de petites chambres à coucher suspendues et balancées par la brise.
- Mais c'est très poétique ce que vous nous dites là ! fit, en souriant, la marquise.
- C'est surtout absolument vrai !
- Continuez donc, Gaston ! prononça le Gouverneur, qui flairait une anecdote intéressante.
Marianne écoutait de toutes ses oreilles, les yeux fixés sur le jeune homme qui parlait avec animation, comme s'il se fût trouvé encore en présence des reptiles qu'il avait combattus.
Gaston de Saulny continua :
- J'étais en chasse, poursuivant de branche en branche, une volée de perroquets gris...
- Oui, interrompit le marquis, les perroquets gris du Mexique, les plus faciles à apprivoiser et qui arrivent à parler presque aussi clairement que des personnes...
- Au point que l'on raconte que certain perroquet de cette espèce ayant réussi à s'échapper de sa cage aurait enseigné à parler à tous ses congénères vivant dans les forêts...
- Je connais la suite; des nègres stupéfaits les prirent pour des dieux et se prosternèrent sous l'arbre où se trouvaient les perroquets gris.
- Une légende ! fit la marquise.
- Mais revenons aux serpents noirs ! insista Yvonne.
- Ah oui ! Mes deux "cobras-capellos" : dans le pays. c'est ainsi qu'on les nomme. Figurez-vous donc que les deux reptiles s'étaient enroulés å une branchette, par le bout de la queue, et se balançaient en se regardant amoureusement !... Je ne les avais pas encore aperçus et je me trouvais précisément sous un gros magnolia sauvage au sommet duquel caquetaient mes perroquets... Dans nos forêts, il faut toujours s'attendre à des surprises plus ou moins agréables. Aussi je ne me hasardais pas souvent en chasse sans mon compagnon ordinaire.
- Un ami ? fit Mille Yvonne.
- Un nègre, mademoiselle !... Ce qui ne l'empêchait d'être plus dévoué que le meilleur des amis... (...)
Il semblait que le jeune Saulny prit plaisir à parler de son compagnon noir. (...)
- Oh ! Oh ! prononça Mille Yvonne, c'était là de l'amitié tout à fait fraternelle.
- De la part de Scipion, répliqua Gaston de Saulny, c'était un dévouement sans bornes, ainsi que vous allez en juger bientôt.
Il avait poussé un soupir et continua en ces termes, revenant à son récit de chasse :
- Scipion avait aperçu le couple de serpents avant moi, les nègres ont un instinct particulier pour reconnaître la présence de reptiles, même lorsque ceux-ci sont cachés à quelque distance. Bref, mon compagnon me dit tout bas :
- Maître... Des cobras... Ils sont deux !... C'est le mari et la femme... Faut prendre garde, maitre; Cobra n'aime pas être dérangé quand il promène avec femelle !...
Tout à coup, en levant la tête, mes yeux rencontrent les petits yeux vifs d'un des reptiles, dont je vis la langue fourchue paraître et disparaitre avec rapidité, comme si le serpent se fût pourléché, après un excellent repas...
Je le couchai en joue... mais, aussitôt, un sifflement se fait entendre et le second serpent, que je n'avais pas encore aperçu, s'élançait !
- Oh mon Dieu ! s'écrièrent en même temps la marquise, Yvonne et Marianne...
- Je m'étais baissé vivement... Le reptile passa par-dessus mon dos et alla se placer à quelques mètres, immobile, et comme étonné d'avoir manqué son élan !...
Mais je ne pris pas le temps de l'observer; connaissant sa façon de procéder, je l'attaquai d'un coup de la baguette de mon fusil qui lui brisa la colonne vertébrale; puis, de plusieurs autres coups, je le séparai en deux...
Les deux tronçons frétillaient convulsivement. C'était le måle... Je l'avais reconnu aux anneaux qui enroulaient d'un liseré noir vif la naissance du corps...
- Bon, fit le marquis, je vous vois maintenant aux prises avec la veuve...
- Et je pus me rendre compte de l'influence du chagrin sur la gent reptile !... La femme de mon cobra-capello siffla rageusement à son tour, et en trois bonds, eut rejoint le corps inanimé de ma victime, comme pour s'assurer du trépas de son compagnon.
Puis il sembla qu'elle voulût le venger sur-le-champ. En effet, le reptile se dressa sur sa queue et se tourna vers moi...
J'étais perdu !...
- C'était le cas d'avoir sous la main quelque jatte de lait... s'exclama le gouverneur.
- Du lait ? fit Yvonne.
- Oui, les serpents ne résistent jamais à la vue du lait dont ils sont absolument friands... Et ils abandonnent l'ennemi pour satisfaire leur gourmandise.
- Or, continua Gaston de Saulny, comme je n'avais pas de lait à ma disposition, pas même celui d'une jument se vautrant dans l'herbe, ajouta- t-il plaisamment, force fut d'avoir recours à un autre moyen pour me débarrasser de mon terrible adversaire. (...) Le péril était imminent.
- Parbleu ! Vous risquiez la mort...
- J'ai entendu dire, interrompit la marquise, que la morsure du serpent noir de la Louisiane est mortelle...
- Absolument, madame la marquise... La mort est instantanée, foudroyante, fit Gaston.
En ce moment, Yvonne se tournait vers Marianne, qui paraissait avoir éprouvé une grande terreur de ce qu'elle venait d'entendre raconter. Le narrateur reprit en dramatisant autant que possible son récit :
- La femelle me poursuivait; elle allait s'élancer; et, dans sa colère, il y avait lieu de croire qu'elle ne m'épargnerait pas... Que faire ?... Fuir était impossible, malgré toute la vitesse que j'aurais déployée, je ne pouvais échapper, car le cobra-capello, en quelques bonds, devait me rejoindre... J'étais, d'ailleurs, cloué sur place.
La baguette de mon fusil à la main, je me résignai à attendre le moment propice pour attaquer le reptile. Pour cela, il m'était interdit de marcher à l'ennemi... Il me fallait pour ainsi dire l'atteindre au vol, au moment où il s'élancerait...
À ce moment de la narration, il y eut un frémissement parmi les personnes présentes. (...)
- L'instant était suprême, reprit Gaston de Saulny... Je pensais à me faire de mon chapeau de paille un bouclier pour garantir mon visage... Et, résolument, je fis tête à mon adversaire...
À ce moment je poussai un cri terrible. Scipion s'était précipité au devant du cobra; il me faisait un rempart de son corps !... Le serpent siffla; d'un bond, il vint s'enrouler autour du bras de mon compagnon. Et sa tête aplatie frôla la chair...
Scipion tourna vers moi des regards affolés; et, instantanément, je le vis s'affaisser, se tordre dans d'épouvantables convulsions; puis son corps demeura rigide. Il était mort, foudroyé par le venin du cobra-capello...
Alors j'eus le temps de m'élancer, la baguette à la main; je frappai le serpent que je parvins à tuer sur le corps même de sa victime... Mon pauvre Scipion m'avait sauvé la vie, et était mort, victime de son affection et de son dévouement pour moi !...
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Au bout de quelques minutes, il se fit un bouillonnement à la surface de la lame...
La tête du requin émergea de l'écume... Tiré vigoureusement, le monstre semblait nager avec fureur, comme s'il eût voulu s'élancer sur le pont du navire...
- Au large, vous autres ! commanda le quartier-maitre.
Et aussitôt il y eut un mouvement rapide de recul parmi les femmes. Marianne, involontairement, s'était cramponnée au bras du lieutenant.
S'apercevant alors de ce mouvement, dont elle n'avait pas eu conscience, émotionnée comme elle l'était, elle s'empressa de s'éloigner de Charles d'Ouvelles.
Mais lui l'attira de nouveau en lui disant :
- N'ayez pas peur; il est mort.
Mais comme pour lui donner un démenti, la tête du requin, en arrivant au bordage eut un effroyable grincement des mâchoires.
Il fallait prendre, à ce moment-lå, des précautions indiquées, afin d'éviter les accidents; car, mis à sec, le requin devient furieux, son agonie est parfois terrible, épouvantable. (...)
Lorsqu'il parut au haut du bordage, une clameur de joie s'éleva et chacun se mit à applaudir.
Au bruit qui se faisait sur le pont, le médecin-major avait quitté sa cabine et accourait.
Lorsqu'il eut aperçu le requin, il s'avança en s'écriant :
- Ne l'abîmez pas !... Ne l'abîmez pas !... Je vais le disséquer proprement; et nous aurons là un magnifique spécimen.
- Mais, interrompit le commandant du bord, je me proposais d'offrir la tête de ce monstre-là au gouverneur de la Louisiane.
- Vous lui offrirez le squelette tout entier, mon ami...
Tous les vieux loups de mer qui se trouvaient parmi l'équipage accueillirent l'idée du médecin avec un grognement qui signifiait qu'on leur enlevait ainsi leur part de la prise.
Aussi le pêcheur, le quartier-maitre, et quelques matelots qui tenaient les cordes qui entouraient le poisson, se relâchèrent-ils des précautions observées jusque-là, croyant le monstre passé de vie à trépas.
Du reste, le requin demeurait dans la plus grande immobilité, et il y avait lieu de croire qu'il était bien mort.
On commençait déjà à s'approcher de lui sans terreur.
Les passagères, curieuses de voir la structure de cette formidable mâchoire, avançaient la tête...
Et c'étaient des exclamations de surprise et d'effroi.
Le médecin-major était allé chercher sa trousse pour procéder à la dissection.
Il revenait juste au moment où les marins avaient placé des baquets d'eau de mer et des éponges pour étancher le sang qui ne pouvait manquer d'inonder le pont, lorsque commencerait l'opération.
Tout à coup, le requin fit un bond prodigieux, portant ainsi la confusion et la terreur dans l'assistance.
Le monstre se réveillait, formidable.
Les femmes s'étaient enfuies en poussant des cris d'alarme...
Les matelots eux-mêmes, connaissant les habitudes du squale, avaient pris la précaution de se dissimuler, qui derrière les mâts, qui derrière la clairvoie de la dunette; d'autres derrière les cages à poules qui se trouvent sur le pont et où l'on conserve la volaille vivante pour la traversée.
Le lieutenant d'Ouvelles était demeuré à quelques pas du requin. Seul le contre-maître avait couru à la salle d'armes et décroché une hache d'abordage...
Il arrivait, brandissant son arme.
Et, lançant un regard ironique au docteur qui n'était rien moins que rassuré :
- C'est moi qui vais disséquer ce marsouin-là, s'écria-t-il.
Puis, fonçant sur le requin, la hache haute, il appliqua un coup terrible qui lui brisa l'épine dorsale, à l'endroit de la nuque. Et renouvelant cette formidable attaque, à l'endroit même de la blessure, il sépara la tête du reste du corps...
Les chairs du monstre eurent un frémissement d'agonie; et ce corps décapité sursauta sur le pont...
Mais un cri de stupeur et d'effroi s'échappa de toutes les poitrines, lorsqu'on vit cette tête, mâchoires ouvertes, s'élancer et incruster sa double rangée de dents dans le bois du grand mât.
Cette gueule se referma sur le bois dur, et la contraction de l'agonie se produisant, la tête du requin demeura fixée au mât, sanglante, les yeux ouverts avec ses regards fixes...
Il y avait bien là de quoi terrifier toutes ces femmes, qui, jusque-là, n'avaient pu se faire aucune idée d'un monstre de cette espèce.
C'est à peine si quelques-unes d'entre elles avaient entendu prononcer le nom de ce squale vorace.
Marianne était de ce nombre.
Elle s'était, comme toutes les autres, réfugiée du côté de la dunette, et le hasard l'avait placée, cette fois encore, assez près de M. d'Ouvelles et du médecin.
Ce dernier était furieux de ce que le requin avait été décapité par le quartier-maître qui grommelait entre ses dents :
- "Requin qui se défend, grand vent !...
Requin qui perd la tête, tempête !
Requin qui reprend l'eau, chaloupe à l'eau !"
- Qu'est-ce qu'il dit là ? demanda Marianne au lieutenant.
Ce fut le médecin-major qui répondit:
- Ils ont comme ça, dans leur Basse-Bretagne, un tas de vieux proverbes et de légendes qui n'ont ni queue ni tête...
Mais la parole s'arrêta net sur les lèvres du sceptique docteur.
Le corps du requin, dans une dernière convulsion, venait de faire un bond prodigieux : il passa par-dessus le bastingage et disparut dans les flots, au milieu d'un jaillissement d'écume...
La stupeur était générale.
Le quartier-maître devint subitement påle.
En vrai Bas-Breton qu'il était, il se signa et, les yeux levés au ciel, il murmura :
- "Requin qui reprend l'eau, chaloupe à l'eau."
Cette fois, Marianne éprouva un tressaillement subit.
Elle regarda le lieutenant.
Celui-ci s'efforça de sourire et haussa les épaules.
L'incident de la tête du monstre continua de préoccuper l'assistance.
Cependant le commandant avait donné l'ordre de faire rentrer les captives dans l'entrepont. Puis il avait voulu faire disparaître cette hideuse tête qui s'obstinait à mordre le måt. Mais c'est en vain qu'on l'attaqua à coups de hache; les chairs volèrent en une bouillie éclaboussant les matelots; les os furent broyés; on eut beau frapper à tour de bras, on ne parvint pas à faire lâcher prise à ce qui restait de la hideuse mâchoire.
Force fut de laisser les dents incrustées dans le bois.
Pour les arracher, il eût fallu attaquer le mât lui-même à coups de hache. Les matelots étaient silencieux, car le quartier-maître avait toute leur confiance; et le vieux marin disait tout haut qu'il aurait donné toutes ses épargnes du voyage pour n'avoir pas rencontré ce maudit animal.
Et il répétait en secouant la tête :
- Triste présage !... Triste présage !
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Quand Pierre eut refermé la porte du taudis, pour courir, affolé, chez le docteur Hébert, la Frochard entra dans une nouvelle phase de fureur.
La mégère était tombée, la tête portant sur l'escabeau; un cri de douleur s'était échappé de sa gorge. Cette chute sembla produire une réaction momentanée, car la Frochard s'écria :
- À moi !... Au secours !... À moi, Pierre !
Puis elle essaya de se lever. L'effort fut vain et la patiente retomba plus lourdement sur le carreau.
Là, elle s'escrima en de nouveaux efforts, se traînant, cherchant à s'accrocher des ongles à quelque chose qui pût lui fournir un appui qui l'aidât à se remettre sur ses jambes.
Elle rampait comme un reptile tout en hurlant, en exclamant des imprécations et des blasphèmes.
Bientôt, la violence de l'effort inutile qu'elle avait fait provoqua un nouvel anéantissement. La misérable demeura inerte, les bras étendus. On eût pu la croire morte.
C'était la période d'anéantissement après laquelle devait se produire un réveil accompagné de nouvelles agitations furieuses et d'horribles violences. La veuve du supplicié n'attendit pas longtemps ce réveil. Revenue de cette sorte de syncope qui la tenait, inerte, sur le sol, elle trouva tout à coup la force de se relever.
Et l'hallucination s'empara une fois encore de son cerveau.
Pour cette misérable atteinte de folie alcoolique, l'aveugle qu'elle martyrisait jadis était toujours dans le galetas où elle l'avait enfermée, la privant de nourriture jusqu'à ce qu'elle eût consenti à mendier.
Elle se disait, dégageant de lointaines pensées des ténèbres qui envahissaient son cerveau, que son Jacques allait venir et qu'il fallait préparer le souper.
Alors, en titubant, elle s'approcha de la table où se trouvait ce qu'autrefois elle appelait "son lustre" : un bout de chandelle puante fiché dans le goulot d'une bouteille.
Sa main agitée d'un tremblement fit le simulacre de dresser un couvert sur cette table où gisait, renversée, la bouteille qui avait contenu de l'eau-de-vie.
Puis tout à coup elle dressa l'oreille, comme si elle eût songé à celle qu'elle appelait "son rossignol".
Elle eut un cri de rage.
Et tendant son poing fermé vers la porte du grenier :
- Attends, gueuse ! hurla-t-elle... Attends !... J'vas t'faire pleurnicher, guenille !... Attends-moi, je t'apporte ton diner, canaille qui m'vole l'pain qu'j'y donne !...
Saisissant alors d'une main la bouteille vide, et de l'autre, la bouteille qui servait de chandelier, la Frochard se mit en marche pour atteindre l'escalier...
Mais elle chancelait. L'ivresse revenait plus violente que jamais. La mégére tournoyait, trébuchait, se heurtait...
Soudain, elle poussa un cri, et lácha les objets qu'elle tenait. La chandelle glissa au bas de ses jupes effilochées...
Une langue de feu lécha l'étoffe humide qui grésilla lentement, dégageant une fumée puante.
Puis le feu gagna le haut des jupes, communiquant l'incendie aux hardes.
La Frochard se trouva bientôt entourée de flammes.
Le feu commençait à lui mordre les chairs.
La douleur dissipant tout à coup l'ivresse, la misérable créature comprit, dans un retour subit de lucidité, l'effroyable danger qu'elle courait.
Elle poussait des cris de hyène et se démenait comme une possédée, appelant au secours...
Les flammes augmentaient, activées par les mouvements violents de l'affolée.
- Sauvez-moi !... Sauvez-moi !... suppliait la misérable en se tordant...
Ses mains cherchaient à arracher les hardes en feu et rencontraient la flamme qui les dévorait.
Les cheveux s'enflammant entourérent cette hideuse tête d'un bandeau lumineux...
La Frochard s'élança vers la porte qu'elle ouvrit...
La voici dans la rue... Elle pousse des cris terribles et court, spectre enflammé, appelant au secours...
Dans les masures dont les portes sont depuis longtemps fermées, on a entendu.
Mais qui voudrait s'occuper de la veuve du supplicié ?
Chacun hausse les épaules en disant :
- C'est encore cette gueuse qui est saoule !...
Et pendant ce temps, la misérable parcourt le quartier en hurlant.
Cette fois, elle est parvenue à attirer l'attention. Quelques portes se sont ouvertes. Mais en voyant l'horrible tableau de cette femme tout en feu, personne ne veut s'approcher... On la fuit comme un danger... On s'éloigne avec horreur de cette créature éperdue qui peut communiquer le feu à ceux qui chercheraient à lui porter secours...
Et les portes se referment.
Toute cette scène s'est passée rapidement.
La Frochard retourne sur ses pas...
La voici de nouveau dans son taudis. La douleur l'a terrassée. Elle roule sur le sol, en proie à d'épouvantables convulsions... Et les flammes qui n'ont plus de haillons à dévorer, s'attaquent maintenant aux chairs.
Ce n'est plus bientôt qu'une masse informe, hideuse, qui se roule avec d'effroyables contorsions...
Ce corps en feu est arrivé à proximité du grabat auquel il communique l'incendie.
Par la porte demeurée ouverte, le vent s'engouffre attisant le foyer incandescent...
Les flammes montent...
Au bout de quelques minutes, toute la masure est en feu...
Le corps de la Frochard achève de brûler au milieu de l'immense fournaise...
Et dans cette rue de Lourcine, les habitants demeurent indifférents à cet incendie qui fait rage sur une masure isolée.
Il semble qu'on soit satisfait, dans ce quartier, d'être, du même coup, débarrassé de l'antre et des fauves, car on ne doute pas que la Frochard et Pierre n'aient trouvé la mort dans l'incendie qui a détruit leur masure.
Quand les agents de police et les soldats du guet, attirés par la nouvelle que le feu s'était déclaré dans le quartier de la Bièvre, arrivèrent sur le lieu du sinistre, il ne restait plus que des amas de décombres fumants.
Le foyer de l'incendie était absolument circonscrit. Il n'y avait rien autre à faire qu'à laisser le feu s'épuiser et s'éteindre faute d'aliment. Après cette alerte, les habitants du quartier refermèrent leurs portes, sans accorder un regret à la Frochard.
Quant au pauvre Pierre, à peine eut-on pour lui un mouvement de pitié.
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