Un forgeron hésite à abandonner son métier pour devenir écrivain. L'auteur pose la question du lectorat des écrivains populistes et du devenir de ces derniers. Il est aussi incompris par les gens de son village. Par la même occasion, il fait la satire du roman sentimental.
Commenter  J’apprécie         210
Il ne tenait pas à ce que son nom fût imprimé
dans le Bonnet phrygien. Il ne tenait pas à tant
de publicité pour son nouveau livre. Cela jetterait
encore de l'huile sur le feu. On ricanerait encore, à
Sérigny, dans certaines maisons. Cela lui ferait
tort dans sa clientèle et lui enlèverait du travail. Il
avait des concurrents sournois, et qui profiteraient de
l'occasion : Violeau, le maréchal, et Bernard, de la
rue des Marchands. Les « pésans » diraient, en
lisant le journal : « Gauthier-Fusil fait des livres,
à c't'heure. Il a les pattes trop fines pour mettre un
soc neuf à une vieille brabant. »
La Nouvelle Maison d'éditions avait fait son service de presse aux princes et aux demi-princes de la critique. Lesquels demi-princes feraient, ou ne feraient pas, eux, des papiers littéraires sur le poète cantonal de Sérigny. En tous cas, son papier à lui, le père Fillâtreau, paraîtrait la semaine prochaine, en première page du Bonnet phrygien.
Le regard têtu, le bibliothécaire, sortant de la poche de son veston des feuilles dactylographiées, commença à lire : « Hubert Gauthier, écrivain et forgeron de campagne... » et s'interrompit brusquement.
On avait vu des miracles plus grands après tout et l'écrivain cantonal de Sérigny pouvait quand même garder l'espoir de jouer, dans un avenir proche, les gugusses en habit ou en smoking, ceux que les maîtresses de maison dans le train, les jolies dames cultivées et décolletées jusqu'au nombril, invitent à leurs dîners pour faire un numéro comique et distraire l'honorable société.
Sans se montrer encore, la femme, continuant à
décharger ses herbes, s'étonna aigrement qu'Hubert
ne fût point parti travailler à Colombiers. Et le
fils expliqua son retard : la lieuse à Nozereau. Il
allait partir. Il mettrait les bouchées doubles, chez
Renéhomme... Alors, la femme parut sur le seuil.
Son « Salut la compagnie » fut rêche et hautain.
Une grande maigre, sarrazine, aussi. Visage osseux,
à peau tannée, enfoui sous la quichenotte de coton
noir. Vêtue d'une devantière de grosse toile, elle
traînait sur les pavés de la cuisine des souliers
d'homme, trop grands.