Frieda c'est une personne qui a réellement existé : née von Richthofen en Allemagne, elle s'est ensuite appelée Weekley et a vécu en Angleterre, puis elle devint Mrs Lawrence et suivit son nouvel époux dans ses pérégrinations européennes avant de mourir Ravagni, remariée une troisième fois, en Italie.
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Mais
Annabel Abbs, choisit d'intituler sa biographie romancée «
Frieda » tout court pour s'intéresser à sa personnalité intrinsèque et pas à son personnage social. Et pourtant, le moteur de cette vie et l'intérêt du livre c'est la lutte de l'héroïne contre la société, le patriarcat et ses maris pour devenir ou rester elle-même.
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L'autrice reprend dans ce livre des fragments de la correspondance réelle de
Frieda, ses soeurs, son mari et ses amants pour le côté « biographie » et invente des dialogues qui sonnent juste et rendent le récit vivant et « romancé ». Nulle monotonie et pas de longs développements indigents non plus : à travers une narration polyphonique on l'on entend tour à tour au gré de courts chapitres
Frieda, son premier mari Ernest et deux de ses trois enfants Monty et Barby (majoritairement son fils), la trajectoire de cette dernière est retracée.
On perçoit d'abord comment troisième fille d'un baron ruiné par ses dettes de jeu, elle a été élevée comme un garçon manqué par un père qui souhaitait avant tout avoir un héritier mâle, puis comment elle a cru faire un mariage d'amour malgré une mésalliance en épousant un professeur britannique fils de pasteur et pudibond qui l'idéalisait et lui refusait finalement toute dimension charnelle, glorifiant son côté madone et la surnommant « perce-neige ». Et enfin comment DH Lawrence la vampirisa pour en faire à la fois sa chose et sa muse, sa femme et sa mère tandis que son dernier mari - de douze ans plus jeune qu'elle - l'utilisa sans vergogne pour la sécurité financière qu'elle lui apportait… Au cours de son enfance et de ses deux premiers mariages, elle ne fut donc pas aimée pour elle-même mais pour l'image qu'on avait d'elle et pour le rôle auquel on voulait la cantonner ; le troisième mariage apparaissant encore plus terre à terre !
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Le fil rouge de l'oeuvre c'est donc la lutte de
Frieda contre cet emprisonnement. Elle trouvera l'une des clés de son émancipation à Munich en 1907, Abbs nous dépeint une société en pleine ébullition intellectuelle et révolution sexuelle. La sensualité intrinsèque de
Frieda s'y épanouira grâce à son mentor
Otto Gross et elle changera à jamais renâclant à retrouver les carcans d'une société anglaise étouffante, elle aussi fort bien décrite, où règnent les apparences, les convenances et la peur du qu'en dira-t-on. Son « épiphanie » donne d'ailleurs lieu à de très belles pages sur l'éveil des sens dans la nature et en particulier dans la forêt de Sherwood …
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L'autrice accentue cette (r)évolution en transformant certains événements biographiques comme elle s'en explique dans la postface. Elle tord aussi le cou à l'idée reçue que
Frieda aurait abandonné ses enfants pour s'enfuir avec son amant. Elle la dépeint avant tout comme une mère aimante mais broyée par les lois de l'époque et victime d'une machination de son amant qui envoya une lettre d'aveu à son mari à son insu ce qui provoqua l'ire du cocu, la déchéance de ses droits maternels et le déchirement de l'héroïne qui se voulait femme et mère avant d'être femme de …
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Ainsi, on n'a pas seulement une biographie linéaire et documentée (même si cet aspect est présent comme en atteste la longue bibliographie en fin de volume et les notices biographiques des différents protagonistes) mais une véritable réflexion sur la place de la femme en cette Belle époque qui ne l'est pas tant que cela. Ceci sans manichéisme puisqu'on entend aussi d'autres points de vue et que le désespoir du mari bafoué (victime lui aussi de cette société corsetée finalement) est déchirant comme le manque qu'éprouvent les enfants. L'oeuvre est enfin passionnante par la biographie en creux qu'elle nous donne du romancier TH Lawrence - même s'il ne s'en sort nullement avec les honneurs - et l'éclairage nouveau qu'elle nous donne sur ses oeuvres …
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Malgré ses 500 pages, ce roman se lit d'une traite. Il faut aussi saluer le travail de la traductrice, Anne-Caroline
Grillot qui retranscrit bien la fluidité de l'écriture et les synesthésies sensuelles. Un grand merci à Babelio et à Pocket pour m'avoir fait découvrir ce beau livre qui me donne désormais envie de lire les oeuvres de Lawrence inspirées par
Frieda.