Citations sur Je sais pas (149)
Le jour de leur rencontre, sa vie a pris ce goût indéfinissable qui la transporte dans une réalité dont elle ignorait tout jusqu'alors. Le regard qu'il porte sur les choses, les gens, les lieux ou les évènements n'a rien de commun avec la façon dont elle voit le monde. Pour elle, c'est comme s'il venait d'une autre planète, un univers dont elle devine l'existence mais qui ne lui est pas accessible. Un pays étrange dans lequel elle n'a pas de place. En posant les yeux sur elle, en la convoitant, en la désirant, il lui a ouvert les portes d'une contrée exotique qui l'enchante et l'angoisse à la fois.
Plus que tout, elle en veut à son mari d’avoir fait d’elle ce qu’elle est devenue. Entre l’épouse et la mère, elle se sent réduite à tenir le rôle qu’on attend d’elle, comme deux peaux dans lesquelles elle se glisse en alternance suivant le moment de la journée. Qui est-elle réellement? Où est cette jeune femme qui avançait dans la vie avec confiance et superbe? Le simple fait de se poser la question lui donne la sensation de retrouver un peu de celle qu’elle était autrefois, juste avant d’épouser Patrick.
La forêt est belle, agrémentée de sa parure printanière. Elle déploie avec grâce ses ornements ombragés, s'épanouit dans la chaleur des beaux jours, frissonne avec un brin de coquetterie lorsque la brise s'engouffre dans son abondante chevelure végétale.
Et puis, il y a l'Absente, éternelle et immaculée. La figure maternelle que l'on déifie. Son départ est une fêlure dans l'existence de l'enfant. L'espoir, d'abord, se cramponne à l'âme comme une tique assoiffée de sang. La certitude qu'elle finira par revenir. Sauf que le temps passe et qu'elle ne revient pas.
Avant d'endosser le costume d'épouse qui, au fil du temps, lui a semblé de plus en plus étroit. A la naissance d'Emma, elle s'est glissée dans un nouvel habit qu'elle est parvenue à coudre à sa taille. A présent elle rugit sous l'accoutrement d'une femme dans laquelle elle ne se reconnait plus.
Patrick et elle se laissent, chacun de leur côté, dériver dans les méandres de leurs craintes les plus terrifiantes. L'ignorance génère une imagination féconde. Ne pas savoir, c'est envisager tous les possibles. Et parmi ces possibles, le pire est toujours celui qui s'impose à l'esprit avec le plus de férocité.
La tension qui règne entre eux met les nerfs de la jeune femme à rude épreuve. Elle se sent dévastée par son attitude et il lui faut parfois plusieurs jours pour parvenir à fissurer cette carapace de métal dont il semble bardé. Il arrive même que, alors qu’elle est convaincue de son bon droit dans le conflit en cours, elle en vienne à s’excuser, juste pour qu’il se déride et redevienne aimable et attentionné.
La jeune femme commence à perdre patience, d’autant que, intrigués par l’aparté entre l’institutrice et leur prof de gym, ses petits élèves ont stoppé les travaux, et la construction prend du retard. Mylène ouvre la bouche, dans l’évidente intention de répliquer, avant de visiblement changer d’avis. Sans ajouter un mot, elle se dirige d’un pas ferme vers la petite fille qui campe toute seule au milieu de la clairière.
— Mylène… C’est quoi cette histoire avec la petite Emma Verdier ? Elle ne peut pas construire la cabane avec vous ?
L’institutrice ouvre de grands yeux ébahis.
— Pardon ?
— Quand je lui ai demandé ce qu’elle faisait toute seule au milieu de la clairière, elle m’a dit que tu ne la voulais pas dans ton équipe…
Mylène ne peut s’empêcher de pousser une exclamation outrée.
— Elle est culottée, la petite Verdier ! C’est elle qui refuse de nous rejoindre !
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Aucune idée ! j’imagine que ma tête ne lui revient pas aujourd’hui…
— Bon, écoute, je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous, mais tu ne peux pas la laisser là toute seule.
Depuis quelque temps, les frictions se multiplient entre sa femme et lui, dont il ne comprend pas la raison. Il sent bien que quelque chose a changé dans le comportement de Camille. Elle a beau nier l’évidence, lui dire que tout va bien, qu’il se fait des idées… Il y a un truc qui cloche.
Mylène est la plus jeune institutrice de l’école maternelle des Pinsons. Sa lourde chevelure rousse et bouclée lui confère une allure d’adolescente que son visage constellé de taches de rousseur accentue encore. N’étaient ses tenues vestimentaires toujours irréprochables, elle paraîtrait avoir dix-sept ans, ce qui, dans son métier, n’est pas forcément un atout : perturbés par sa physionomie juvénile, beaucoup de parents éprouvent méfiance et appréhension quant à sa capacité d’encadrer une quinzaine d’enfants de grande section.
La dictature de l’apparence.