Nous buvons nos whiskies à petites gorgées pendant que sur la platine Otis Redding chante qu'il est assis sur les docks face à la baie.
-- Et elle est bonne? Raconte. Elle suce bien?
Je le dévisage un moment et j'ai pas l'impression qu'il réalise vraiment ce qu'il vient de me demander. Je vois bien que c'est juste un pauvre type et qu'il ferait pas de mal à une mouche, juste un obsédé frustré à mort qui mate trop de porno et d'émissions de télé où les mecs parlent comme ça mais je ne sais pas pourquoi, ça me fout quand même les boules de l'entendre parler ainsi de Leila. J'hallucine toujours que des types puissent parler des filles en ces termes. Quand je les entends j'ai l'impression qu'on est pas de la même espèce, que ces types vivent dans un autre monde que je ne connais pas et que je ne veux surtout pas connaître.
Je me suis réveillé en pleine nuit. Par la petite fenêtre de la mezzanine la lune était parfaitement ronde. Pleine. C'est peut-être pour ça. Il y a des gens qui prétendent être incapables de pioncer ces nuits-là. Ce genre de délire, le côté on est relié au cosmos, il y a des ondes partout, ça m'a toujours fait marrer mais toujours est-il que c'est la pleine lune et que je suis réveillé.
J'ai eu l'impression d'être reliée à elle par tous les pores de ma peau. Tout m'a emplie. L'odeur de sel. L'étendue. Le bruit du ressac. Les ondulations à la surface. La profondeur. L'opacité. La transparence. Le sable tout au bord.
On regardera la mer jusqu'à ce que nos yeux se ferment de fatigue.
J'ai jamais connu ça. Une belle chambre dans une belle maison avec jardin. Où t'entends pas les voisins. Où chacun a son espace à lui. On se sent, je sais pas... Protégé. A l'abri.
Il y a aussi plein de CD. De DVD. Qui garde encore ce genre de trucs chez soi? Plus personne n'a de quoi les lire, non?
Bienvenue en zone 4. Sainte patrie du métro boulot dodo. Capitale de l'ennui. Métropole de la zone en bas des cages d'escalier, des tours de vélo sur les parkings de supermarché et des clopes à la chaîne sur les bancs du parc. Mais le dimanche, c'est le pire. Dans ma rue il n'y a pas âme qui vive, et autour, c'est pas mieux. Chacun reste chez soi dans son petit pavillon ou planqué derrière les haies dans les jardins quand il fait beau.
Ma soeur et moi, on partageait la même chambre. On avait des lits superposés. Jen occupait le matelas du haut et souvent je la rejoignais. On se serrait l'une contre l'autre et on regardait par la fenêtre les maisons et les immeubles qui s'étendaient à l'infini. La gare RER au loin, l'hôpital et les routes entrecroisées. Jen disait qu'un jour elle s'en irait et elle a tenu parole. Un beau matin je l'ai regardée partir avec son sac sur l'épaule et elle m'a dit adieu, prends soin de toi p'tite soeur. Je l'ai plus jamais revue.
Une seule fois nous avons parlé de ces nuits où mon père entrait dans la chambre et se glissait dans son lit. Et je lui ai demandé de me pardonner. De n'avoir pas vu. Pas compris. Même des années plus tard. Elle m'a demandé pardon en retour. Comment avait-elle pu me laisser seule avec eux ? Avec lui? À sa merci. J'ai tenté de l'apaiser. Il ne m'était rien arrivé. Un autre homme s'était chargé de me faire du mal.