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Citations sur Vie nouvelle (62)

Puis il arriva que, passant par un chemin le long duquel courait un ruisseau aux eaux très claires[1], il me vint une volonté si forte de parler que je commençai à songer à la manière dont je m’y prendrais, et j’ai pensé qu’il ne conviendrait pas de parler d’elle, mais de m’adresser aux femmes à la seconde personne, et non à toutes les femmes, c’est-à-dire aux femmes distinguées, et qui ne sont pas seulement des femmes. Et alors ma langue se mit à parler comme si elle eût été mue par elle-même, et elle dit : « Femmes qui comprenez l’amour… » Je mis alors ces mots de côté dans ma mémoire avec une grande joie, en pensant à les prendre pour mon commencement. Puis je rentrai dans la ville, et, après y avoir songé pendant plusieurs jours, je commençai cette canzone[2].

Femmes qui comprenez l’amour[3],
Je veux m’entretenir avec vous de ma Dame,
Non pas que je pense arriver au bout de sa louange,
Mais pour satisfaire mon esprit.
Je dis donc que, quand je pense à ses mérites,

L’amour se fait sentir en moi si doux
Que, si la hardiesse ne venait à me manquer,
Mes accens rendraient tout le monde amoureux.
Et je ne veux pas non plus me hausser à un point
Que je ne saurais soutenir jusqu’à la fin.
Mais je traiterai délicatement de sa grâce infinie
Avec vous, femmes et jeunes filles amoureuses,
Car ce n’est pas une chose à en entretenir d’autres que vous.
Un ange a fait appel à la divine Intelligence et lui a dit :
Seigneur, on voit dans le monde
Une merveille dont la grâce procède
D’une âme qui resplendit jusqu’ici.
Le ciel, à qui il ne manque
Que de la posséder, la demande à son Seigneur,
Et tous les saints la réclament.
La pitié seule prend notre parti[4],
Car Dieu dit en parlant de ma Dame :
Ô mes bien aimés, souffrez en paix
Que votre espérance attende tant qu’il me plaira
Là où il y a quelqu’un qui s’attend à la perdre,
Et qui dira dans l’Enfer aux méchans :
J’ai vu l’espérance des Bienheureux.
Ma Dame est donc désirée là-haut dans le ciel.
Maintenant je veux vous faire connaître la vertu qu’elle possède,
Et je dis : que celle qui veut paraître une noble femme
S’en aille avec elle, car quand elle s’avance
L’Amour jette au cœur des méchans un froid
Tel que leurs pensées se glacent et périssent ;
Et celui qui s’arrêterait à la contempler

Deviendrait une chose noble ou mourrait.
Et s’il se trouve quelqu’un qui soit digne
De la regarder, il éprouve les effets de sa vertu,
Et s’il arrive qu’elle lui accorde son salut
Il se sent si humble qu’il en oublie toutes les offenses.
Et Dieu lui a encore accordé une plus grande grâce :
C’est que celui qui lui a parlé ne peut plus finir mal.
L’Amour dit d’elle : comment une chose mortelle
Peut-elle être si belle et si pure !
Puis il la regarde, et jure en lui-même
Que Dieu a voulu en faire une chose merveilleuse.
Elle porte ce teint de perle[5]
Qui convient aux femmes, mais sans exagération[6].
Elle est tout ce que la nature peut faire de bien,
Et on la prend pour le type de la beauté.
De ses yeux, quand ils se meuvent,
Sortent des esprits enflammés d’amour
Qui blessent les yeux de ceux qui les regardent,
Et puis s’en vont droit au cœur.
Vous voyez l’amour peint sur ses lèvres
Sur lesquelles le regard ne peut demeurer fixé.
Canzone, je sais que c’est surtout les femmes
Que tu viendras trouver quand je t’aurai envoyée.
Maintenant, je t’avertis, puisque je t’ai élevée
Comme une enfant de l’Amour, pure et modeste,
Que, là où tu iras, ta dises en priant :
Apprenez-moi où je dois aller, car je suis envoyée

À celle dont la louange est ma parure.
Et si tu ne veux pas aller inutilement,
Ne t’arrête pas près des gens indignes.
Efforce-toi, si tu le peux, de ne te montrer
Qu’à des femmes ou à des hommes d’élite
Qui te montreront le chemin le plus court.
Tu trouveras l’Amour près d’elle :
Recommande-moi, comme c’est ton devoir, à l’un et à l’autre[7].



C’était probablement le Mugnone.
N’est-ce pas là un exemple curieux de la méthode de travail ou de composition du Poète ? Nous le verrons plus loin s’y reprendre à deux fois pour écrire un sonnet.
Donne ch’ avete intelletto d’amore… Faut-il voir dans le mot intelletto l’idée de connaissance ou de sentiment ? (Giuliani.)
Dieu a pitié de nous en nous la conservant.
Il répète souvent que la pâleur est la couleur de l’amour, et la teinte de la perle en est le type.
Non fuor misura.
Commentaire du ch. XIX.
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Comme plusieurs personnes avaient lu sur mon visage le secret de mon cœur, certaines dames, qui se réunissaient parce qu’elles aimaient à se trouver ensemble, connaissaient bien mes sentimens, chacune d’elles ayant été témoin de mes violentes émotions. Et comme je me trouvais passer près d’elles par hasard, une d’elles m’appela. C’était une femme d’un parler agréable. Quand je fus arrivé devant elles, je vis bien que ma charmante dame n’était pas là, et, rassuré, je les saluai et leur demandai ce qu’il y avait pour leur service.

Ces dames étaient en assez grand nombre. Il y en avait qui riaient entre elles ; d’autres me regardaient en attendant ce que j’allais dire, et d’autres jasaient ensemble. L’une d’elles, tournant les yeux vers moi et m’appelant par mon nom, me dit : « Pourquoi et dans quel but aimes-tu donc cette personne, puisque tu ne peux soutenir sa présence ? Dis-nous-le parce que le but d’un tel amour, il faut qu’il soit d’un genre très particulier. » Et quand elle eut dit ces paroles, elle et toutes les autres se regardèrent en attendant ma réponse.

Alors je leur dis : « Mesdames, tout ce que demandait mon amour était le salut de cette femme, dont vous entendez peut-être parler. C’est en cela que résidait la béatitude qui était la fin de tous mes désirs. Mais, depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur l’Amour a mis par sa grâce toute ma béatitude dans ce qui ne peut me manquer. »

Ces dames se mirent alors à parler entre elles et, de même que nous voyons quelquefois tomber la pluie mêlée à une neige très blanche, il me semblait voir leurs paroles entrecoupées de soupirs. Et quand elles eurent ainsi parlé quelque temps ensemble, celle qui m’avait adressé la parole la première me dit : « Nous te prions de nous dire en quoi réside ta béatitude. » Et je répondis : « Elle réside dans les paroles qui sont à la louange de ma Dame. » Et elle dit à son tour : « Si tu disais vrai, ce que tu nous as dit en parlant de ton état, tu l’aurais dit dans un autre sens[1]. »

Et je les quittai en réfléchissant à ces paroles, presque honteux de moi-même, et je me disais en marchant : si je trouve une telle béatitude dans les mots qui expriment la louange de ma Dame, comment ai-je pu parler d’elle différemment ? Alors je résolus de prendre toujours désormais sa louange pour sujet de mes paroles. Et comme je pensais beaucoup à cela, il me sembla que j’avais entrepris quelque chose de trop élevé relativement à moi-même, de sorte que je n’osais plus m’y mettre ; et je demeurai ainsi plusieurs jours avec le désir de parler et la peur de commencer.


Commentaire du ch. XVIII.
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Ce sonnet, après que je l’eus écrit, m’amena à dire encore quatre choses sur mon état, qu’il me semblait n’avoir pas encore exprimé.

La première est que je souffrais souvent quand ma mémoire venait représenter à mon imagination ce que l’amour me faisait endurer.

La seconde, que l’amour m’envahissait souvent tout à coup avec tant de violence qu’il ne restait de vivant en moi qu’une pensée, celle qui me parlait de ma Dame.

La troisième est que, quand cette bataille de l’amour se livrait en moi, je partais tout pâle pour voir cette femme, croyant que sa vue ferait cesser ce conflit, et oubliant ce qui m’était arrivé en m’approchant d’elle.

La quatrième est comment cette vue ne venait pas à mon secours, mais venait finalement abattre ce qui me restait de vie. Tel est le sujet du sonnet suivant.

Souvent me revient à l’esprit[1]
L’angoisse que me cause l’amour.
Et il m’en vient une telle pitié que souvent
Je dis : hélas, cela arrive-t-il à quelqu’un d’autre
Que l’amour m’assaille si subitement
Que la vie m’abandonne presque,
Et il ne me reste alors de vivant pour me sauver
Qu’un seul esprit, parce qu’il me parle de vous.
Puis, je m’efforce de venir moi-même à mon aide ;
Et tout pâle et dépourvu de tout courage
Je viens vous voir, croyant me guérir :
Et si je lève les yeux pour regarder,
Mon cœur se met à trembler si fort
Que ses battements cessent de se faire sentir[2].



Spesse fiate vennemi alla mente…
Commentaire du ch. XVI.
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Après cette nouvelle transfiguration, il me vint une pensée opiniâtre, qui ne me quittait guère, mais me reprenait continuellement et me disait : puisque tu prends un aspect si lamentable quand tu es proche de cette femme, pourquoi cherches-tu à la voir ? Si elle te le demandait, qu’aurais-tu à lui répondre, mettant que tu aurais l’esprit assez libre pour le faire ?

Et une autre pensée répondait humblement : si je ne perdais pas toutes mes facultés et que j’eusse assez de liberté pour lui répondre, je lui dirais : aussitôt que je m’imagine sa merveilleuse beauté, il me vient un désir de la voir d’une telle puissance qu’il détruit, qu’il tue dans ma mémoire, tout ce qui pourrait s’élever contre lui, et les souffrances passées ne sauraient retenir mon désir de chercher à la voir.

Alors, cédant à ces pensées, je songeai à lui adresser certaines paroles dans lesquelles, en m’excusant près d’elle des reproches que j’avais pu lui adresser[1], je lui ferais connaître ce qu’il advient de moi quand je l’approche.

Tout ce que j’ai dans mon esprit expire[2]
Quand je vous vois, ô ma belle joie !
Et quand je suis près de vous, j’entends l’Amour
Qui dit : fuis, si tu ne veux pas mourir.
Mon visage montre la couleur de mon cœur,
Et quand il s’évanouit, il s’appuie où il peut[3]
Et, tout tremblant comme dans l’ivresse,
Il semble que les pierres lui crient : meurs, meurs.
Il aurait bien tort, celui qui me verrait alors,
S’il ne venait pas rassurer mon âme éperdue,
Rien qu’en me montrant qu’il me plaint,
Et en me témoignant cette pitié que votre rire tue,
Et que ferait naître cet aspect lamentable
Des yeux qui ont envie de mourir[4].



Il paraît que Dante s’était plaint hautement, soit en paroles soit autrement, du rire moqueur de Béatrice. Mais il ne s’est pas expliqué davantage sur ce sujet.
Ciò che m’incontra nella mente, more…
Ici le cœur est pris pour la personne. Allusion à la scène de la page 54.
Commentaire du ch. XV.
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Après que ces diverses pensées se furent livré de telles batailles, il arriva que cette adorable créature se rendit à une réunion où se trouvaient assemblées un grand nombre de dames, et j’y fus amené par un de mes amis qui crut me faire plaisir en m’introduisant là où tant de femmes venaient faire montre de leur beauté. Je ne savais donc pas où j’étais amené, me confiant à l’ami qui allait me conduire ainsi jusqu’aux portes de la mort[1], et je lui dis : « Pourquoi sommes-nous venus près de ces dames ? » Il me répondit : « C’est pour qu’elles soient servies d’une manière digne d’elles. »

La vérité est que ces femmes s’étaient réunies chez une d’elles qui s’était mariée ce jour-là et les avait invitées, suivant la coutume de cette ville, au premier repas qui se donnait dans la maison de son nouvel époux. De sorte que, pensant faire plaisir à cet ami, je me décidai à venir me tenir à la disposition de ces dames en sa compagnie. Et, comme je venais de le faire, il me sembla sentir un tremblement extraordinaire qui partait du côté gauche de ma poitrine et s’étendit tout à coup dans le reste de mon corps.

Je fis alors semblant de m’appuyer contre une peinture qui faisait le tour de la salle et, craignant que l’on se fût aperçu de mon tremblement, je levai les yeux et, regardant ces dames, je vis au milieu d’elles la divine Béatrice. Alors, mes esprits se trouvèrent tellement anéantis par la violence de mon amour, quand je me vis si près de ma Dame, qu’il ne resta plus en moi de vivant que l’esprit (le sens) de la vision.

Et encore, tandis que mes yeux auraient voulu fixer en eux-mêmes l’image de cette merveille, ils ne parvenaient pas à la contempler, et ils en souffraient et ils se lamentaient, et ils se disaient : Si nous n’étions pas ainsi projetés hors de nous-mêmes, nous pourrions rester à regarder cette merveille, comme font les autres.

Plusieurs de ces dames, s’apercevant comme j’étais transfiguré, commencèrent par s’étonner, puis se mirent à parler entre elles et à rire et à se moquer de moi avec la gentille Béatrice. Alors mon ami, qui ne se doutait de rien, s’en aperçut aussi et, me prenant par la main, m’emmena hors de la vue de ces dames en me demandant ce que j’avais. Alors, un peu calmé et ayant repris mes esprits anéantis, et ceux-ci ayant retrouvé la possession d’eux-mêmes, je lui dis : « J’ai mis les pieds dans cette partie de la vie où l’on ne peut aller plus loin avec la pensée de s’en revenir[2]. »

Puis le quittant, je rentrai dans la chambre des larmes où pleurant, et honteux de moi-même, je me disais : « Si cette femme savait dans quel état je me trouve, je ne crois pas qu’elle se moquerait de moi ; je crois plutôt qu’elle en aurait grande pitié. » Et, tout en pleurant ainsi, je me proposai de dire quelques mots qui s’adresseraient à elle-même et lui expliqueraient la cause de ma transfiguration, où je lui dirais que j’étais bien sûr qu’elle n’en était pas consciente, et que si elle l’avait été, sa compassion aurait gagné les autres. Et je souhaitais qu’en lui tenant ce langage mes paroles pussent arriver jusqu’à elle,

Vous avez ri de moi avec ces autres femmes[3],
Et vous ne savez pas, Madame, d’où vient
Que je vous montre un visage si nouveau
Quand je contemple votre beauté.
Si vous le saviez, votre pitié ne pourrait pas
Garder contre moi votre habituelle rigueur.
Car l’Amour, lorsqu’il me trouve près de vous,
S’enhardit et prend un tel empire
Qu’il frappe mes esprits craintifs,
Et les tue ou les chasse,
De sorte qu’il reste seul à vous regarder.
C’est ce qui me fait changer de figure,
Mais pas assez pour que je ne sente pas alors
Les angoisses où me plongent les tourmens qu’ils subissent[4].



Ceci est une allusion à un incident qui allait se produire peu d’instants après.
J’ai cru que j’allais mourir.
Coll’ altre donne mia vista gabbate…
Commentaire du ch. XIV.
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Après la vision que je viens de raconter, et après avoir dit les paroles que l’Amour m’avait imposées, me vinrent des pensées nombreuses et diverses qu’il m’a fallu sonder et combattre une à une, sans pouvoir m’en défendre. Parmi celles-ci, quatre m’ôtaient tout repos.

L’une d’elles était celle-ci : la domination de l’Amour est bonne, parce qu’elle écarte de toute vilenie l’esprit de son fidèle. L’autre était que la domination de l’Amour n’est pas bonne, parce que plus on y est soumis, plus il faut passer par des chemins pénibles et douloureux. Une autre était celle-ci : le nom de l’Amour est si doux à entendre qu’il paraît impossible que ses œuvres soient autrement que douces, car les noms suivent les choses auxquelles ils sont appliqués, comme il est écrit : nomina sunt complementa rerum. La quatrième était celle-ci : la femme à qui l’Amour t’attache si étroitement n’est pas comme les autres femmes dont le cœur se meut si légèrement.

Et chacune de ces pensées me faisait la guerre au point que je ressemblais à celui qui ne sait pas quel chemin suivre, qui voudrait bien marcher, mais qui ne sait pas où il va. Et si je songeais à chercher un chemin battu, c’est-à-dire celui que prendraient les autres, ce chemin se trouvait tout à fait contraire à mes pensées, qui étaient de faire appel à la pitié, et de me remettre entre ses bras. C’est dans cet état que je fis le sonnet suivant :

Toutes mes pensées parlent d’amour[1],
Et le font de manières si diverses
Que l’une me fait vouloir m’y soumettre
Et une autre me dit que c’est une folie[2].

Une autre m’apporte les douceurs de l’espérance,
Et une autre me fait verser des larmes abondantes.
Elles s’accordent seulement à demander pitié,
Tout tremblant que je suis de la peur qui étreint mon cœur.
C’est à ce point que je ne sais de quel côté me tourner ;
Je voudrais parler et ne sais ce que je pourrais dire.
C’est ainsi que je me trouve comme égaré dans l’amour.
Et si je veux les accorder toutes
Il faut que j’en appelle à mon ennemie,
Madame la Pitié[3], pour qu’elle me vienne en aide[4].



Tutti li miei pensier parlan d’amore…
Il y a ici deux versions différentes : Fraticelli lit folle, folie, version que j’ai suivie. Giuliani lit forte, ce qui signifierait que cette pensée est plus forte.
Il explique lui-même que c’est par ironie qu’il appelle Madonna Pietà la mia nemica.
Commentaire du ch. XIII.
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Maintenant, revenant à mon récit, je dirai que, après que ma Béatitude m’eut été refusée, je fus pris d’une douleur si vive que je me séparai de tout le monde, et j’allai dans la solitude arroser la terre de mes larmes et, lorsque mes pleurs se furent un peu apaisés, je me réfugiai dans ma chambre, où je pouvais me lamenter sans être entendu. Et là, demandant miséricorde à la reine de la courtoisie, je disais : Amour, viens en aide à ton fidèle. Et je m’endormis en pleurant comme un enfant qui vient d’être battu.

Et il arriva qu’au milieu de mon sommeil, je crus voir dans ma chambre, tout près de moi, un jeune homme couvert d’un vêtement d’une grande blancheur, et tout pensif d’apparence ; il me regardait, étendu comme j’étais, et après m’avoir regardé quelque temps, il me sembla qu’il m’appelait en soupirant et me disait ces paroles : « Fili, tempus est ut prætermittantur simulata nostra[1]. »

Il me sembla alors que je le connaissais, parce que c’est ainsi qu’il m’avait appelé plusieurs fois pendant que je dormais. Et en le regardant, je crus voir qu’il pleurait avec attendrissement, et il paraissait attendre quelques paroles de moi. Me sentant moi-même rassuré, je commençai à lui parler ainsi : « Noble seigneur, pourquoi pleures-tu ? » Et lui : « Ego tanquam centrum circuli, cui simili modo se habent circumferentiæ partes ; tu autem non sic[2]. »

Alors, en pensant à ses paroles, il me parut qu’il m’avait parlé d’une façon très obscure, et je lui dis : « Qu’est cela, Seigneur, que tu me parles d’une manière si obscure ? » Il me répondit en langue vulgaire : « Ne demande pas plus qu’il n’est bon que tu saches. »

Puis, je lui parlai du salut qui m’avait été refusé, et je lui demandai quelle en avait été la raison. Voici comment il me répondit : « Notre Béatrice a entendu de certaines personnes qui parlaient de toi que la femme que je t’ai nommée sur le chemin des soupirs éprouvait à cause de toi quelques ennuis. C’est pour cela que cette très noble femme, qui est ennemie de toute espèce de tort, n’a pas daigné saluer ta personne, craignant d’avoir à en subir elle-même quelque désagrément. Aussi comme ton secret n’est pas inconnu d’elle depuis le temps qu’il dure, je veux que tu écrives quelque chose sous la forme de vers, où tu exprimeras l’empire que j’exerce sur toi à son sujet, et comment elle te fit sien dès ton enfance. Et tu peux en appeler en témoignage celui qui le sait bien, et que tu pries de le lui dire, et moi qui suis celui-là, je lui en parlerai volontiers. Elle connaîtra ainsi ce que tu penses, et comprendra comment on s’y est trompé. Fais en sorte que tes paroles ne soient qu’indirectes, de sorte que tu ne t’adresseras pas précisément à elle, ce qui ne conviendrait guère. Et ne lui envoie rien sans moi pour que ce soit bien compris d’elle. Mais orne tes paroles d’une suave harmonie : j’y interviendrai toutes les fois qu’il sera nécessaire[3]. »

Cela dit, il disparut, et mon sommeil aussi. Et en y pensant je trouvai que cette vision m’était apparue à la neuvième heure du jour. Et avant d’être sorti de ma chambre, j’avais résolu de faire une ballade où je suivrais ce que m’avait recommandé mon Seigneur.

Ballade, je veux que tu ailles retrouver l’Amour[4]
Et que tu te présentes avec lui devant ma Dame,
Afin que mon Seigneur s’entretienne avec elle
De mes excuses que tu lui chanteras.
Tu t’en vas, Ballade, d’une façon si courtoise
Que, même sans sa compagnie,
Tu pourras te présenter partout sans crainte.
Mais si tu veux y aller en toute sécurité,
Va d’abord retrouver l’Amour ;
Il ne serait pas bon de t’en aller sans lui.
Car celle qui doit t’entendre

Si, comme je le crois, elle est irritée contre moi,
S’il ne t’accompagnait pas,
Elle pourrait bien te recevoir mal.
Et, quand vous serez là ensemble,
Commence à lui dire avec douceur,
Après lui en avoir d’abord demandé la permission :
Madame, celui qui m’envoie vers vous
Veut, s’il vous plaît,
Et s’il en a la permission, que vous m’entendiez.
C’est l’amour qui, à cause de votre beauté,
A fait, comme il l’a voulu, changer d’objet à ses regards.
Aussi, pourquoi il a regardé ailleurs,
Jugez-en par vous-même, du moment que son cœur n’a pas changé.
Dis-lui : Madame, son cœur a gardé
Une foi si fidèle
Que sa pensée est à tout instant prête à vous servir.
Il a été vôtre tout d’abord, et il ne s’est pas démenti.
Si elle ne le croit pas,
Dis qu’elle demande à l’Amour si cela est vrai,
Et à la fin prie-la humblement,
S’il ne lui plaît pas de me pardonner,
Qu’elle m’envoie par un messager l’ordre de mourir,
Et elle verra son serviteur lui obéir.
Et dis à celui qui est la clef de toute pitié[5],
Avant que tu ne t’en ailles,
De lui expliquer mes bonnes raisons[6]
Par la grâce de mes paroles harmonieuses.

Reste ici auprès d’elle
Et dis-lui ce que tu voudras de son serviteur.
Et si elle lui pardonne à ta prière
Viens lui annoncer cette belle paix.
Ma gentille Ballade, vas quand il te plaira,
Au moment qui te paraîtra le meilleur, pour que l’honneur t’en revienne[7].



« Mon fils, il est temps d’en finir avec ces simulations. »
« Je suis comme le centre d’un cercle dont tous les points sont à égale distance de lui ; il n’en est pas ainsi de toi. » (Je suis toujours le même, et toi tu changes.) Commentaire de Giuliani.
Commentaire du ch. XII.
Ballata, io vo’ che tu ritruovi amore…
L’Amour.
Ceci veut dire sans doute : c’était pour ne pas vous compromettre.
Commentaire du ch. XII.
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Lorsqu’elle venait à m’apparaître, dans l’espoir de cet admirable salut, je ne me sentais plus aucun ennemi ; une flamme de charité m’envahissait, qui me faisait pardonner à tous ceux qui m’avaient offensé ; et à quiconque m’eût alors demandé quelque chose je n’aurais répondu qu’un mot : Amour, l’humilité peinte sur mon visage. Et quand elle était sur le point de me saluer, un esprit d’amour détruisait toutes mes sensations, et se peignait sur mes organes visuels intimidés, et il leur disait : allez honorer votre dame, et ils demeuraient fixés sur elle. Et qui aurait voulu connaître ce que c’est que l’amour n’aurait eu qu’à regarder le tremblement de mes yeux. Et quand cette admirable me saluait, l’amour ne parvenait pas à cacher mon intolérable béatitude : mais je me trouvais écrasé par une telle douceur que mon corps, qui en subissait tout entier l’empire, se mouvait comme un objet inanimé et pesant, ce qui montrait bien que dans son salut habitait ma Béatitude, laquelle surpassait et dominait toutes mes facultés.
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Après mon retour, je me mis à la recherche de cette femme que mon Seigneur m’avait nommée sur le chemin des soupirs. Et, afin que mon discours soit plus bref, je dirai qu’en peu de temps j’en fis ma protection, si bien que trop de gens en parlèrent, en dépassant les limites de la discrétion et de la courtoisie, ce qui me fut souvent fort pénible. Et il résulta de ces bavardages, qui semblaient m’accuser d’infamie, que cette merveille, qui fut la destructrice de tous les vices et la reine de toutes les vertus, passant quelque part, me refusa ce si doux salut dans lequel résidait toute ma béatitude. Et ici j’interromprai mon récit pour faire comprendre l’effet que son salut exerçait sur moi.
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Quelques jours après la mort de cette femme, il survint une chose qui m’obligea de quitter la ville et de me rendre vers l’endroit où était cette aimable femme qui avait servi à protéger mon secret, car le but de mon voyage n’en était pas très éloigné. Et quoique je fusse en apparence en nombreuse compagnie, il m’en coûtait de m’en aller, à ce point que mes soupirs ne parvenaient pas à dégager l’angoisse où mon cœur était plongé dès que je me séparais de ma Béatitude.

Or, le doux Seigneur[1], qui s’était emparé de moi par la vertu de cette femme adorable, m’apparut dans mon imagination comme un pèlerin vêtu simplement d’humbles habits. Il me paraissait hésitant, et il regardait à terre, si ce n’est que parfois ses yeux se tournaient vers une belle rivière, dont le courant était très pur, et qui longeait la route où je me trouvais.

Il me parut alors que l’Amour m’appelait et me disait ces paroles : « Je viens d’auprès de cette femme qui t’a servi longtemps de protection, et je sais qu’elle ne reviendra plus. Aussi, ce cœur que par ma volonté je t’avais fait avoir près d’elle, je l’ai repris et je le porte à une autre belle qui te servira à son tour de protection, comme l’avait fait la première (et il me la nomma, de sorte que je la connus bien). Mais cependant, si de ces paroles que je viens de t’adresser tu devais en répéter quelques-unes, fais-le de manière à ce qu’on ne puisse discerner l’amour simulé que tu avais montré à celle-là et qu’il te faudra montrer à l’autre. »

Ceci dit, toute cette imagination disparut tout à coup, à cause du grand pouvoir que l’Amour semblait prendre sur moi. Et, le visage altéré, tout pensif et accompagné de mes soupirs, je chevauchai le reste du jour. Et le jour d’après, je fis le sonnet suivant :

Chevauchant avant hier sur un chemin[2]
Contre mon gré et tout pensif,
Je rencontrai l’Amour au milieu de la route,
Portant le simple vêtement d’un pèlerin.
Il avait un aspect très humble
Comme s’il avait perdu toute sa dignité.
Il marchait pensif et soupirant,
La tête inclinée, comme pour ne pas voir les gens.
Quand il me vit, il m’appela par mon nom
Et dit : Je viens de loin,
Là où ton cœur se tenait par ma volonté,
Et je l’apporte pour qu’il serve à une nouvelle beauté.
Alors je me sentis tellement envahi par lui
Qu’il disparut tout d’un coup, sans que je me fusse aperçu comment[3].



L’Amour.
Cavalcando l’altr’ ier per un cammino…
Commentaire du ch. IX.
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