Naître est un cliché, mourir est un cliché. L’amour est un cliché, la séparation est un cliché, le manque est un cliché, la trahison est un cliché, renier ses sentiments est un cliché, les faiblesses sont un cliché, la peur est un cliché, la pauvreté est un cliché, le temps qui passe est un cliché, l’injustice est un cliché…. Et l’ensemble des réalités qui déchirent l’homme tient dans cette somme de clichés. Les gens vivent de clichés, ils souffrent de clichés, ils meurent avec leurs clichés.
Quant à déterminer l’heure de leur naissance, celle de leur mort, la personne dont ils tomberont amoureux, celle dont ils se sépareront, celle qui leur manquera, le moment où ils auront peur, et s’ils seront pauvres ou non, c’est le hasard. Et lorsqu’un de nos proches est malade, qu’il meurt, ou lorsqu’on nous quitte, enfin lorsque le terrible « hasard » nous tombe dessus, le pouvoir du cliché recule. Tissés de hasard, nos destins nous empêchent de voir que ce qui nous arrive n’est qu’une longue suite de clichés. Et comme se révolter contre les clichés n’a aucun sens, c’est contre le hasard que nous nous révoltons, c’est à force de nous répéter « pourquoi moi », « pourquoi elle », « pourquoi maintenant », que les choses prennent une signification.
Aussi bien plutôt que d’essayer de nous extirper de cette réalité vulgaire faite de clichés et de hasard, c’est au contraire plonger dedans qu’il nous faut tenter, toujours plus en profondeur, toujours plus profondément. Là, seulement, la littérature et l’existence pourront se rejoindre et ne faire qu’un.
Mon grand rêve eût été de passer ma vie dans la littérature, à en débattre, à l'enseigner au milieu d'autres passionnés, ce dont je me rendais toujours
un peu plus compte à la fin de chaque cours de Madame Nermin.La littérature était plus réelle et plus passionnante que la vie.Elle n'était pas plus sûre, sans doute même plus dangereuse, et si certaines biographies d'auteurs m'avaient appris que l'écriture était une maladie qui entame sérieusement l'existence, la littérature continuait de me paraître plus honnête que celle- là. " La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l'âme humaine ", avait dit notre professeur d'histoire littéraire, monsieur Kaan.Et je le réentendais ajouter de sa voix caverneuse:" À travers ce télescope, vous voyez de l'homme les scintillantes étoiles aussi bien que les trous noirs ".
( p.51)
J’étais persuadé de la désirer telle qu’elle était, ni plus jeune ni plus belle. Je me souvenais de la phrase de Proust : Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination.
Il suffit parfois d’un évènement pour que, par la porte que celui-ci ouvre dans sa conscience, l’homme soit amené à découvrir, en pleine clarté et avec tout l’effroi que ce spectacle suscite, les ruines, les marécages et les déchets de son âme. (p.161)
Je réfléchis un instant : et si son bonheur m’agaçait réellement ? S’il m’énervait ? Si ce que je croyais être de l’inquiétude ou de la prévenance n’était au fond que de la colère ? Pour être honnête, oui, parfois ça m’énervait. Personne ne pouvait désirer avoir affaire à quelqu’un d’aussi optimiste, d’aussi joyeux, d’aussi constamment désinvolte. Tous autant que nous sommes, nous voulons que l’autre soit un peu inquiet, peureux, car ses inquiétudes et ses peurs légitiment et justifient les nôtres, et personne ne veut se sentir humilié à cause de peurs unilatérales, dont alors nous nous réservons seuls le droit de parler. [..] L’insouciance et la légèreté de madame Hayat ruinaient cette solidarité-là, elles réduisaient à néant le malheur confortable auquel nous étions habitués, laissant à sa place un vide que nous ne savions pas combler. Tout le monde n’était pas capable, contrairement à elle, de faire preuve d’autant d’optimisme et d’insouciance, et madame Hayat n’était pas en droit d’exiger que j’en sois capable. (p.145)
Sa curiosité était insatiable, et elle avait une mémoire stupéfiante, elle se souvenait de tout ce qu'elle avait vu.Le monde, la nature, l'histoire : c'était pour elle comme des jouets qu'on offre à un gamin.On aurait dit que le cosmos tout entier avait été conçu comme un conte fait pour divertir Madame Hayat.
( p.119)
À l'époque, j'ignorais encore que la vie est littéralement la proie du hasard et qu'un mot, une suggestion, ou rien qu'une carte de visite, dénués de volonté propre, par le minuscule mouvement qu'ils lui impriment, suffisent à la faire changer du tout au tout.
Plus le temps passe, plus je prends de plaisir à écrire. C’est comme si j’avais découvert une sorte d’immense escalier qui court du ciel aux entrailles de la terre. J’essaie de comprendre les mystères de cet escalier. Écrire me donne la sensation de posséder une force capable de réinventer le temps et l’espace, l’impression d’être doué d’une liberté infinie.
(p. 266)
-La mort ne fait pas peur à ceux qui meurent, mon garçon. La vie et la mort s'arrêtent ensemble quand on meurt... Seuls les vivants ont peur de la la mort.
Mais je sentais qu’elle était aussi capable de laisser tomber ce qu’elle avait passionnément désiré avec un désintérêt qui égalait en force le désir. Elle se comportait comme si elle était dotée du droit de tout vouloir et douée de la force de tout abandonner.