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Critique de Fabinou7


“S'il te plait je voudrais aller à Bahia” susurrait, sur une mélodie caressante, Véronique Sanson.

C'est finalement l'immense écrivain lusophone Jorge Amado qui, du haut de ses 23 ans, m'as raconté Bahia.

En démiurge, Amado offre au lecteur une incarnation, un héros de chair, de sang, de poings : le boxeur Antonio Balduino dit “Baldo”. Ce n'est pas sans rappeler les épopées gréco-romaines ou encore les récits initiatiques, mais avec quelque chose du réalisme initié par Zola. Baldo lui-même rêve que des conteurs racontent un jour dans leurs A B C son Odyssée, sa postérité… On peut même penser à Don Quichotte, dans le coté picaresque de certaines pérégrinations folkloriques par lesquelles passe le héros du livre.

L'écrivain brésilien a aussi été comparé à Balzac et s'en amusait, toujours très humble, à l'image de cette confession : “je ne me suis jamais senti un écrivain important, un grand homme : juste un écrivain et un homme”.

Pour Jorge Amado, l'entreprise littéraire avait pour but de dire, “la vérité de son peuple” et pas n'importe où… à Salvador de Bahia, là où tout le Brésil est né, entre les blancs, les indiens et les noirs, dans cette ville “un peu magique”, comme le confiait l'écrivain, dans un français parfait, au micro de Jacques Chancel dans Radioscopie en 1976.

Baldo est noir, pauvre, avec une sacrée gouaille. Nous le rencontrons gamin des rues du morne de Châtre-Nègre. Il grandit sous deux influences, celle de la loi de la rue, de sa liberté, et ses petits forfaits, ses petites esbroufes, et celle de la superstition, des rituels médicinaux, des macumbas et du culte des esprits du Jubiabà (titre original du livre).

Derrière ses castagnes, son grand rire provocant, sa loyauté à ses amis, se cache aussi les souvenirs fondateurs, contingents mais structurants de sa vie d'adolescent qui seront les clés de son évolution future, notamment l'image de Lindinalva, comme un premier amour fantasmé dont jamais on ne guérit complètement, et que l'on revoit sans cesse réapparaitre, alors même qu'on tente de lui échapper dans d'autres bras, d'autres plis, d'autres tailles, à l'image de celle de Rosenda…

Le souffle d'aventure qui infuse ce roman, dans lequel on ne s'ennuie jamais, on le retrouvera dans la littérature sud-américaine et caribéenne, je pense par exemple à Maryse Condé.

L'errance, les gestes sans conséquences, la liberté (réelle ou fantasmée), la sensualité, la force, la violence, l'optimisme, la déprime, la virilité, la candeur, l'élan ; Baldo dans sa complexité, sa résilience, son charisme, nous fait traverser toutes ses émotions avec lui.

Le roman, paru rappelons-le en 1935, parle de “nègres”, un terme que l'on n'utiliserait plus aujourd'hui mais qu'on peut considérer comme dépourvu de sens péjoratif, à l'époque et dans son contexte, un peu comme le concept de “négritude”, fondé par Césaire et Senghor notamment, et de fait la “culture noire”, traverse ce roman.

Au milieu des noirs, Baldo trace son propre destin, c'est un roman qui part du collectif pour arriver à l'individuel puis qui revient au collectif, un peu comme la marée monte et se retire, monte et se retire… la Mer, d'ailleurs est très présente dans l'ouvrage, tantôt comme une allégorie, la plage au clair de lune et ses voluptés, la Lanterne des Noyés et ses excès, ses sambas, ses rhums, et le grand large et son désespoir, son envie d'ailleurs, de paix, de mort…

“Je veux réveiller la conscience de ceux qui n'ont pas réfléchi” déclarait le poète tchèque engagé Vítezslav Nezval, cela fait écho avec le cheminement de Baldo vers l'altérité et le sentiment d'appartenance. Amado joue avec l'individuel versus collectif car les deux sont liés, il n'y a pas “les noirs”, il y a Baldo, mais il n'y a pas que Baldo, il y a “les noirs” on ne peut totalement s'extraire du karma infligé à sa communauté si on ne fait pas cet effort d'émancipation individuel, si on ne fait pas ce pas de coté pour ensuite revenir et avoir une capacité de mobilisation collective. Pour résumer un autre poète, le péruvien César Vallejo disait : “je m'adresse, de la sorte, aux individualités collectives, comme aux collectivités individuelles.”

“ - mon gars, la grève c'est comme ces colliers que tu vois dans les vitrines. Si une perle s'en va, toutes les autres se débinent. Faut qu'on se tienne tous, t'as compris ?”

Et, coup de maître, Amado réconcilie noirs et blancs sous une même bannière, celle de l'esclavage économique moderne, et c'est par la grève, par la conscience que tout ce qui est pauvre, soumis au capitalisme est esclave, que naît une timide, fragile et maladroite fraternité, mais, comme écrivit un autre amoureux du Brésil, Georges Bernanos, “l'espérance est un risque à courir”. Ainsi c'est un roman porteur, malgré tout, d'espoir.

“Il y a encore des nègres esclaves, et des blancs aussi, interrompit un homme maigre qui travaillait sur le port. Tous les pauvres sont encore esclaves.”

Bahia de tous les saints” n'est pas un roman CGT/FO du tout, la 4ème de couverture est à nouveau trompeuse, la place accordée à cette partie sur la grève n'est pas du tout prépondérante et l'enchainement est beaucoup moins mécanique qu'il n'y parait, les choses se font comme dans la vie, un peu par accident.

La langue de Jorge Amado enfin, est une aventure en soi : son style, ses agencements, son courant, sa musicalité, sa poésie, sa facilité d'accès aussi, la magie et le réalisme se côtoient sous sa plume et font corps avec les personnages. C'est un livre qui aurait pu n'être qu'épique, efficace, historique, politique ou social mais il est tout cela à la fois, c'est une oeuvre créatrice, séductrice, littéraire, bref ce bouquin tient son rang sur tous les plans.

Un Uppercut. Voilà ce qu'est ce livre. Un coup dont on a pas envie de se relever.

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