Citations sur Le premier exil (70)
Cela n'avait pas été seulement une opération préméditée: le pouvoir militaire s'en était ensuite enorgueilli en rendant publiques les photos des universitaires humiliés et en décrivant l'université elle-même comme un "antre de communistes" et un lieu dangereux "où l'on faisait circuler du savoir". Lorsqu'il fut questionné, l'officier qui mena l'attaque résuma la situation en une phrase courte et définitive : "l'autorité est au-dessus de la science"
Il y avait, dans cette manière explicitement fasciste de s'attaquer non seulement à la jeunesse, non seulement aux étudiants, mais à la pensée, aux penseurs-quel que fût leur âge, quelles que fussent leurs opinions politiques-, une violence nouvelle qui fit fuir d'Argentine des centaines et de centaines de professeurs. (p. 16)
Il n'y a plus de belles morts. y en-a-t-il jamais eu ? Existe -il de belles morts en dehors de la littérature ? Comment une mort pourrait-elle être belle ? Pourquoi , pour qui le pourrait-elle ? (p. 14)
Je ne sais pas comment on survit à la terreur. Mais je sais que l'amour et l'amitié ne sont pas étrangers à cette faculté qu'a l'être humain de demeurer humain face à sa propre inhumanité. (p. 303)
Cet arbre (Le Gomero) immense, maison, foyer, refuge, et aussi monde, forêt vierge, Himalaya, cet arbre foisonnant où j'appris à écrire et à penser, à contempler et à écouter, cet arbre dont chaque ramification me devenait si familière qu'aujourd'hui encore j'éprouve parfois la sensation physique de me fondre entre ses branches dès que mon corps trouve le confort d'un fauteuil ou d'un canapé, cet arbre qui m'était plus intime et plus douillet que n'importe quel lit-cet arbre, aussi, j'aimais à le blesser.
La vie est une longue blessure absurde ou chacun subit ou provoque-et souffre en subissant, et souffre en provoquant-des exils et des défaites. (p. 86)
D'une part l'enseignement prodigué à L’École des Amériques s'inspirait directement des théories militaires élaborées par les officiers de l'armée française en Indochine et en Algérie. D'autre part, d'abord officieusement à Paris, à l’École supérieure de guerre des Invalide, sous les règnes du général de Gaulle puis de ce gros nounours de Pompidou, ensuite officiellement sur place, grâce à ce doux amateur d’accordéon qu'était Valéry Giscard d'Estaing, par des officiers détachés à la Mission militaire permanente de Buenos Aires, les généraux latino-américains qui allaient écrire les heures les plus sanglantes de la sanglante histoire de ce lointain continent furent éduqués, si l'on peut dire, à combattre leurs concitoyens par les enlèvements et la torture le plus explicitement du monde par un pays qui, en même temps, pouvait s'offusquer de l'assassinat de Salvador Allende.
Ma déplorable condition d'Argentin, comme disait Funes le mémorieux, s'effaçait déjà, je le sentais, mais une petite graine maléfique plantée par ce premier exil commençait de pousser dans mon ventre ; une petite graine de l'une de ces plantes rampantes et luxuriantes, filtrantes et expansives, qui poussent depuis à l'intérieur de moi et qui me font écrire ; une petite graine d'un sentiment dont le père est l'orgueil et la mère la nostalgie et que je ne savais pas encore nommer - la mélancolie.
Comme j'écrivais, adultes, les cauchemars de la nuit meurent avec l'aube, ceux que nous faisons éveillés, comme ceux de l'enfance, ne finissent jamais réellement.
Mais en cette première année à Montevideo, en ce temps d'avant l'arrivée des militaires, la vie n'était encore que lente. Tout bêtement lente, tout extrêmement lente. Les journées, à Montevideo, passaient et ne passaient jamais.
J'écris pour ne plus écrire. J'écris ce Dernier Texte, autobiographie et oeuvres complètes, confession et fiction, vérité et mensonge, prose et poésie, pour tout écrire- et ne plus écrire. (p. 88)
le moment d'aller me coucher était, tous les jours, un moment véritablement tragique