Citations sur Le premier exil (70)
Si la langue est maternelle et l’écriture paternelle, dans la langue elle-même, pour chacun d’entre nous – toujours, toujours – la prose est paternelle et la poésie maternelle. Les histoires, les récits, et la pensée, nous sont donnés par nos pères ; l’instant vertical, métaphysique, instanctif, de la poésie, par nos mères.
(page 287)
Une des toutes premières actions des Tupamaros, peu de temps avant notre installation à Montevideo, avait été de faire exploser un des dépôts de la société allemande Bayer qui, personne ne l’ignorait à l’époque, après avoir produit le célèbre Zyklon B pour aider les nazis à exterminer les Juifs, produisait en Allemagne, comme Monsanto aux États-Unis, de l’Agent Orange pour aider les Américains à tuer des Vietnamiens. Personne ne l’ignorait à l’époque, de même qu’aujourd’hui – alors que ces deux groupes, combinaison d’une rentabilité presque idéale, n’en forment plus qu’un qui commercialise aussi bien les produits qui causent les cancers que ceux qui prétendent les soigner – personne ne semble s’en souvenir.
Comment ces deux entreprises ont-elles pu si impunément continuer de sévir sans même avoir eu à changer de nom ?
La torture peut être terriblement efficace : non seulement elle sert à obtenir des renseignements, mais tout autour elle répand une douleur glacée qui avilit les hommes, qui, en brisant leurs rêves, les diminue, les dégrade.
L’économie ne nous rend pas seulement bêtes, elle nous rend aussi aveugles. Nous sommes devenus si pauvres que nous ne cessons de nous exploiter nous-mêmes.
D’abord, il n’existe qu’une seule personne : la propriétaire de ce sein qui nous nourrit ; puis apparaît un autre être, dangereux, étranger : notre père ; puis un frère ou une sœur, un chat ou un chien, et presque en même temps une peluche, un doudou qui n’est ni sujet ni objet, ni animé ni inanimé – et qui débute cette mystérieuse relation que nous entretiendrons pendant des années avec les jouets.
(pages 119-120)
À tout âge, la mémoire reste un miracle insoluble de bruit et de silence ; elle est inévitablement, toujours, cette troisième forme a priori de la sensibilité où le temps et l’espace se confondent – où un goût, une odeur, un son, une caresse, une image seront à jamais plus puissants qu’un témoignage.
La mère de Guille n’était guère plus coupable que toute cette classe moyenne qui, en Uruguay comme en Argentine, en Argentine comme au Chili, allait fermer les yeux à chaque fois que les militaires feraient un pas supplémentaire pour s’approprier le pouvoir et, une fois au pouvoir, un pas supplémentaire vers la barbarie.
Le silence peut être monstrueux, il peut devenir une source intarissable de souffrance ; le silence peut provoquer de la méfiance, il peut être ressenti comme de la froideur, de l’indifférence, du mépris ; mais il peut aussi être interprété d’une tout autre manière. On fait dire au silence ce que l’on veut ;
Penser à la mort n’est pas la meilleure manière de la connaître. Penser à la mort n’est pas la meilleure manière de mourir – mais c’est pour certains, comme moi, la seule manière de vivre.
(page 51)
Même en dehors des ghettos, les nazis faisaient disparaître tous ceux qui représentaient un danger pour le régime. À partit de décembre 1941, nombreux étaient les prisonniers dont on ne gardait aucune trace, ni de la capture, ni de l’exécution. Encore une idée simple, inventée par les Allemands, reprise par leurs collaborateurs français, mise en application en Indochine et en Algérie par les Paras et la Légion étrangère, puis théorisée officiellement par l’armée française, enseignée aux tortionnaires latino-américains à l’école des Amériques et finalement intégrée dans un plan officiel conçu par la CIA et Henry « Asesino » Kissinger : le Plan Condor.