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Critique de Eric75


Eric75
25 décembre 2012
Ce petit bijou de la SF au titre si alléchant aborde le sous-genre arche stellaire appartenant au genre space opera. Ce genre est l'un de mes préférés en matière de SF, dont il représente à mon avis la quintessence. Et quand il est de plus estampillé « hard SF », en référence aux sciences dites « dures », on peut s'attendre à des développements technologiques et scientifiques assez pointus. Les sciences dites « molles » comme la psychologie sociale, l'étude des comportements, entre autres, ne sont pour autant pas oubliées dans le récit, comme vous allez pouvoir le découvrir si toutefois vous me lisez jusqu'au bout. Cependant, la science ici serait donc plutôt hard. Démonstration.

Le facteur tau en question (la lettre grecque τ) possède une limite asymptotique que l'on ne peut scientifiquement atteindre, mais dont le concept est omniprésent dans le récit. Tau étant égal à √(1-v2/c2), il tend vers zéro lorsque la vitesse v s'approche de c, l'infranchissable vitesse de la lumière dans le vide. Son inverse, plus connu dans les équations relativistes sous le nom de facteur de Lorentz, est lui désigné par la lettre grecque gamma : γ = 1/τ = 1/√(1-v2/c2). Si v tend vers c, τ tendra vers zéro et γ tendra vers l'infini et au-delàààààààà… de quoi faire un sacré buzz !

Si par malheur vous vous approchez de cette limite, il pourrait vous en cuire car vous subirez alors la contraction des longueurs et le ralentissement du temps (observés seulement par ceux qui restent sur le plancher des vaches). Et c'est justement ce qui arrive aux protagonistes de cette histoire, qui en embarquant pour une croisière stellaire et en diminuant drastiquement leur facteur tau, voient à l'inverse leur monde d'origine disparaître dans l'accélération vertigineuse du temps terrestre, rendant ainsi caduc tout espoir de retour.

Voilà pour les principes sous-jacents de cette hard SF, reconstituant fidèlement dans son scénario les effets relativistes prévus par Einstein. le récit de Poul Anderson est émaillé de références aux calculs relativistes et de points de situation, rappelés en voix off sans jamais être trop pesants, permettant de mesurer la distance parcourue, le temps écoulé, la vitesse atteinte, etc. au cours du voyage stellaire.

Le pitch est assez simple : cinquante hommes et femmes respectant parfaitement la parité embarquent à bord du Leonora Christina pour un voyage d'exploration spatiale qui doit durer 32 années et atteindre l'une des exoplanètes les plus prometteuses du système Beta Virginis. Cette étoile a été utilisée pour valider la théorie de la relativité générale en 1922, clic, clic (clin d'oeil appuyé de Poul). Mais des ennuis techniques (dont je ne spoilerai pas le contenu ici) entraînent quelques fâcheuses complications et tout ne va évidemment pas se passer comme prévu. Et même, disons que l'on va s'écarter bien loin du prévu, sortir largement des sentiers battus et prendre quelques libertés avec les itinéraires bis de bison futé de la manière la plus extrémiste qui soit.

Les personnages embarqués sont nombreux mais suffisamment creusés pour présenter un panel de personnalités contrastées et attachantes ; les intrigues se nouent et se dénouent rapidement ; les situations de crises se gèrent sans être répétitives, faisant ressortir les individualités, transparaître les stratégies personnelles, les conflits amoureux et les luttes de pouvoir. L'étude des comportements sociaux d'une communauté d'humains mijotant en vase clos est subtilement développée et même théorisée par le personnage principal, Charles Reymont, le gendarme du bord, formé pour maintenir l'ordre et garantir la cohésion du groupe. Charles Reymont, personnage central par ailleurs pas toujours très sympathique, mais sachant dans tous les cas de figure conserver son sang-froid, deviendra peu à peu l'homme-clé indispensable pour toute prise de décision concernant la survie du vaisseau.

On retrouve le thème de l'arche stellaire dans d'incontournables standards de la SF anglo-saxonne. On peut citer à titre d'exemples "Croisière sans escale" de Brian W. Aldiss, "Les orphelins du ciel" de Robert A. Heinlein, ou encore "Pour une autre terre" d'Alfred E. Van Vogt.

Pour ma part, je rapprocherais "Tau zéro" de "Pour une autre terre", qui décrit également et avec brio (mais de façon moins scientifique) les effets relativistes sur un vaisseau qui parvient contre toute attente à revenir sur Terre au terme d'un long périple, dans une hallucinante scène superposant des réalités « transformées » (au sens des transformations de Lorentz). Convenons que Van Vogt parvient à faire reculer les frontières de l'imaginaire romanesque, en faisant fi de la crédibilité scientifique, en franchissant allègrement la vitesse de la lumière, là où Poul Anderson ancre son récit dans une orthodoxie scientifique rigoureuse, au risque de brider son imaginaire fictionnel (car même s'il pousse assez loin le bouchon, c'est sans réels effets de surprise et toujours dans la même direction).

Qu'à cela ne tienne, Tau zéro reste un magnifique exemple de space opera mâtiné de hard SF, équilibrant parfaitement la toile de fond scientifique et la comédie humaine qui se joue au premier plan, en huis-clos, servie par des acteurs attachants qui parviennent à éviter les stéréotypes.

Ce roman, sorti en 1970 aux Etats-Unis, n'a pas pris une seule ride et était cité par Poul Anderson lui-même comme étant l'un de ses cinq meilleurs romans. Il aura pourtant fallu attendre quarante ans avant de le voir traduit et publié en France. Consternation ! Nous sommes bien en face d'un cas d'école. Tau zéro avait-il été jugé trop « hard science » à l'époque ?

Les éditions le Bélial rattrapent le coup et, afin de mieux nous faire comprendre les éléments scientifiques du récit, nous offrent en prime quelques bonus collector de très bonne facture : un avant-propos de Jean-Daniel Brèque, une postface de Roland Lehoucq (par ailleurs auteur de "La SF sous les feux de la science" qui reprend quelques idées de cette postface ou inversement). Roland Lehoucq ne se contente pas d'éclairer pour nous le contexte scientifique de sa plume limpide et vulgarisatrice, il entreprend de refaire tous les calculs relativistes à partir des éléments glanés dans le récit et ne laisse rien échapper (il pointe au passage les erreurs de Poul Anderson !)
Un grand merci à Babelio et aux éditions le Bélial pour cette opération Masse critique, qui, on l'aura compris, était de très grande qualité.
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