Citations sur Rien ne t'appartient (87)
Personne ne m'a dit : profite de ce ciel, de cette terre, de cette eau pendant qu'il est encore temps. Vautre-toi dedans, plonge, avale, étouffe-toi avec un peu, bientôt ce sera fini, bientôt tu sauras ce que c'est, une fille de ce pays
Je garde le dos droit, ma peur lentement remplacée par un sentiment que je ne sais pas nommer, que je ne savais pas exister en moi. Il naît dans mon ventre et lentement, il se répand en moi, éclatant dans mon cœur et gonflant mon sexe. Il se nourrit du manque, de la solitude et de la curiosité. C’est un sentiment puissant et magique qui gomme mes pensées. Peut-être est-ce cela qui me maintient en vie dans cette case, peut-être est-ce dans cette pulsation-là qu’il subsiste un reste de moi ?
Se pourrait-il qu’il y ait une chose à moi qui ait passé la ligne tracée, qui ait fait fi de cette distance polie ? Se pourrait-il que, pendant que nous regardons ailleurs, le cœur lance ses lianes et continue à s’attacher, à aimer, à se languir?
Ces femmes qui se font appeler grande sœur et qui portent des jupes longues, ces autres qui se font appeler mère et dont les visages dégoulinent avec les années, ces femmes-là connaissent les corps des filles gâchées. Elles savent comment lacérer le ventre de l’intérieur, comment arracher les mauvaises lianes qui accrochent aux parois et quand bien même je crie, je pleure, elles restent là, au bord de cette douleur sans nom, elles attendent que je traverse la rive, le corps vide.
Peut-être que, au pied du mur, même les athées comme moi finissent par espérer que quelque chose d’extraordinaire arrivera.
Elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que bientôt, je n’aurais plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait danser nue.
Quand il part, je mets ma main en coquille sur ma peau, j'imagine retenir cette tendresse, encore un peu, juste un peu et pendant quelques instants bénis, il n'y a que cela qui m'importe.
Soudain, elle en a assez et me gifle si violemment que je recule. Elle se rapproche de moi et me gifle encore, plusieurs fois, des gestes secs et courts qui naissent de son poignet, jusqu’à ce que je bascule sur la chaise. Je sens mon visage gonfler, prendre feu. Elle pointe un doigt vers moi et dit, Rien ne t’appartient ici.
Je me demande si à cette distance il peut remarquer le devant de ma robe qui tremblote parce que mon coeur s'accélère dans ma poitrine, je me demande s'il peut sentir mon odeur, il n'y a plus d'huile de groseilles à mettre sur mes cheveux, il n'y a plus de parfum de rose à appliquer derrière les oreilles, il n'y a plus le savon à l'huile d'olive qui rend douce la peau des genoux et des coudes. Je me demande si désormais j'ai une odeur d'orpheline, une odeur de chien méchant, une odeur de coffre et de bûcher. Peut-être que, depuis le temps, je sens comme le matelas sur lequel je dors, humide, transpirante, rance, comment savoir?
Monsieur ne croit pas à l’enseignement dispensé dans les écoles libérées de ce pays libéré... Là-bas, je ne parlerai qu’une langue – celle que les dirigeants veulent imposer comme la langue officielle, celle dont ils disent qu’elle est la langue supérieure à toutes les langues.
Chaque matin, habillée d’un uniforme strict tel un petit soldat, en rang avec des dizaines d’autres petites filles, je devrai chanter un hymne à la gloire de ce pays devant un drapeau levé.
[Dans le refuge où elle arrive, le premier mot qu’on lui dit a donné le titre de l’ouvrage]: (Ici) Rien ne t’appartient.