Citations sur Rien ne t'appartient (87)
En vain. Je ferme les yeux, j’imagine ce qu’Eli voit : la femme que son père a épousée il y a plus de quinze ans, cette femme beaucoup plus jeune que lui, ramenée d’un pays ravagé et qui ne parle pas beaucoup, une femme en sous-vêtements, le corps maigre, la peau tannée, une femme qui perd la tête, qui oublie de se laver, qui a transformé un bel appartement en taudis, une femme qui a l’air d’avoir cent ans et qui n’arrive même pas à se lever du canapé.
Elle pointe un doigt vers moi et dit, Rien ne t’appartient ici.
C’est une leçon qui me sera enseignée encore et encore, par tous les moyens possibles, jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’elle est tatouée sur mon front.
Dans la cour passent des enfants habillés de blanc, les cheveux coupés court. À travers les carreaux de la fenêtre du bureau, ils avancent rapidement, en file indienne, tête baissée ou le regard droit devant, certains réarrangent leurs vêtements tout en marchant mais ils ne font aucun bruit et disparaissaient rapidement. Je me demande si j’ai imaginé cette nuée blanche mais je n’ose me lever pour vérifier. Je ne sais pas que, bientôt, je serai dans la file immaculée et que, de loin, moi aussi j’aurai l’air d’une enfant. Pour l’instant, ce rien ne t’appartient ici ne concerne que mon sac et ce qu’il contient. Je ne sais pas encore que ces mots englobent la robe que je porte, ma peau, mon corps, mes pensées, ma sueur, mon passé, mon présent, mon avenir, mes rêves et mon nom.
C'est l'heure où je voudrais croire en Dieu, n'importe lequel, croire aux esprits et aux miracles.
Je me demande ce qui se passe dans la tête quand on planifie ces choses là, ce qui des émotions, des souvenirs et de la logique se met en marche pour déterminer la manière et l'endroit où cela se fera. Moi, j'ai pensé tout de suite à ce pont, telle une évidence.
Il n'y a plus personne pour me dire ce qu'est la vérité, ce qu'est l'imaginaire, ce qu'est le mensonge et ce qu'est le secret. Où sont le nom des choses, l'origine des mots, le fonctionnement de l'univers? J'oublie les mathématiques, la biologie, le latin, la physique. J'oublie le nom des Premiers ministres et des présidents, des rivières et des montagnes, la fin des poèmes, le refrain des chansons. II n'y a personne pour me dire comment grandir, je ne sais pas ce qu'on attend de moi, je ne sais pas ce qui m' attend. Les jours passent et devant moi s'étend la somme de ce que j'ignore de ce monde et parfois j'ai l'impression que mon lit est un radeau, que le sol est la mer sans fond de toutes ces années qui me restent sans personne pour me dire quoi faire, sans personne pour me tenir la main. Quand je crie de terreur, les enfants jettent des cailloux contre la case. Roy ne vient pas s'accroupir au pied de mon lit, Mani ne vient pas le laver.
Mon père aurait dû m’apprendre à manier une machette, ma mère aurait dû me montrer comment être une sorcière et faire peur aux hommes…
Je sens mon visage gonfler, prendre feu. Elle pointe un doigt vers moi et dit, Rien ne t’appartient ici. C’est une leçon qui me sera enseignée encore et encore, par tous les moyens possibles, jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’elle est tatouée sur mon front.
(…) je me rends compte qu’Amma est une très vieille femme. Son visage est strié de dizaines de rides, fines et longues. Ses traits se sont étalés sur sa face, comme s’ils avaient dégouliné avec le temps.
Tara a plusieurs significations, c’est l’étoile qui guide, c’est la libératrice, celle qui sauve, celle qui fait passer de l’autre côté. (…) Elle fait passer de l’ignorance à la connaissance, des ténèbres à la lumière, du chagrin à la joie… (…) de la mort à la vie aussi. (p. 154-155)
Je voudrais lui dire que nous sommes, nous, les enfants d'une guerre sournoise qui a pris la suite de celle dont elle aime me parler avec des oh avec des ah, que celle-ci ne lève pas un pays entier mais vienne frapper dans les villages, près des rizières, au bord des forêts, au hasard sur la route, un coup ici, un coup là.