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Critique de Chri


Chri
05 septembre 2023
Elle rend fou ou elle passionne, comme le sophiste dans l'antiquité, selon qu'il se trouve face au philosophe, ou face à la jeunesse promise à un avenir politique.

“Je ne suis pas dans le cercle des philosophe, mon métier c'est la théorie politique” (1)

Faire croire en un monde que nous pouvons enrichir, et dont la génération suivante devrait hériter, alors que chacun.e pour soi fait juste ce qu'il.elle a envie de faire.

Cette question ne nous lâchera pas, de l'Antiquité à nos jours. On va en faire l'expérience à travers 8 essais.

FAIRE CROIRE

“Faire croire” est le thème fabuleux proposé cette année en classe prépa scientifique ; et parmi les lectures proposées aux étudiants se trouve le 7ieme essai de ce livre. Comment alors ne pas être tenté.e de voir le livre entier sous ce thème ?

Faire croire que “les vérités de fait” sont des choses en soi, alors que l'être n'est qu'un effet de dire (2). Raconter c'est émettre, et infiniment plus, omettre des vérités de fait.

Question style, Arendt déploie ses punchlines et ses silences ; bref, elle a sa rhétorique et son érudition, produit de la digestion d'une quantité imposante de références ;
Mais maintenant c'est la question de la violence qui ne nous lâchera plus ; elle se demande quelle est réellement l'origine du totalitarisme (comme Sartre demande quand commence réellement la guerre).

Faire croire au “déclin” de l'occident, jusqu'à sa “ruine”, puis désigner comme facteur responsable, “le déclin de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l'autorité”.

C'est la thèse principale du livre, qu'indiquent de façon complémentaire les titres en français et en anglais. « La crise de la culture » ou « Between past and future ».

Faire croire ensuite qu'il ne s'agit pas d'une attitude qui vise désespérément à restaurer une vague situation antérieure.

Elle sait que l'existence a lieu dans la brèche entre le passé et le futur, et qu'elle est plus intense si la brèche n'est plus “comblée” par la tradition. Mais la peur la retient voire la domine.

On ne peut pas, en tous les cas, ignorer l'existence d'une relation complexe entre Arendt, Heiddeger, la philosophie de celui-ci et son adhésion au nazisme. La polémique ne nous lâchera pas, et l'enjeu philosophique non plus.

Faire croire à Heidegger qu'elle ne sait pas compter jusqu'à trois. (1)

Faire croire qu'elle assume un monde autoritaire, alors qu'elle dit trouver “bizarre quand une femme donne des ordres”. (1)

La contradiction se transforme soudainement en accès de violence : “Qui refuse d'assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation” (3)

Dira t'on encore que ses contradictions sont une manifestation de sa liberté ? (4)
Certes, Arendt reconnaît que “notre capacité à mentir confirme l'existence de la liberté humaine”.

Faire croire que “la liberté fit sa première apparition dans notre tradition philosophique à partir de l'expérience de conversion religieuse suscitée par Saint Augustin” etc…

Le concept a dû échapper aux païens, lorsque le “grand théoricien politique romain” les envoyait se faire rôtir pour leur bien. Quant à Arendt, elle les efface une deuxième fois.

Question goût, elle semble avoir un faible pour les petits pères tyranniques. En cas de critique, une seule réponse suffit, et ça vaut pour Platon comme pour Heiddeger etc..
“même si toute la critique de Platon est justifiée, Platon peut pourtant être de meilleure compagnie que ses critiques.”

Faire croire que le “goût debarbarise le monde”, en s'appuyant sur Kant qui déclarait son “horreur du goût barbare”.

Comme penseuse aguerrie, Arendt enchaine les tours de force de ce genre. J'en déduis ici que Eichman était un kantien de mauvais goût.

Faire croire à la vertu de la parole pour prévenir la violence, et penser avec Aristote que « l'homme qui ne parle pas est une plante » ; malheur à celui qui est sourd à la « bonne parole ».

Lorsque Arendt affirme que seul l'homme meurt, on connaît la suite avec Heidegger : « l'animal crève ». Mais son animal, comme la plante d'Aristote, on l'a vu, c'est toujours le barbare. Et le nazisme, c'est encore ce paradigme : « c'est eux ou c'est nous ». le spécisme philosophique a atteint son paroxysme. (Va t'il enfin commencer à craquer ?)

Faire croire à la pluralité du monde, alors que l' “homme moderne” doit s'identifier à sa nature, définie par le bon goût, le bon sens ou la bonne parole. (5)

Le monde doit être “constamment envahi par des étrangers”. Certain.es ont déjà bondi : sommes-nous envahi.es par les barbares ? du calme, Arendt pense seulement aux nouveaux-nés. Il faut bien du sang neuf, et ces étrangers là on les aimera toujours inconditionnellement. Mais précisément, l'idée qu'elle puisse rassurer certains ne me rassure pas du tout.
D'autre part, il est inutile de dire que la violence dans l'éducation laisse peu de chance à la nouveauté d'exister ; celle des enfants comme celle des adultes d'ailleurs.

Un joli lapsus montre d'une autre manière comment le raisonnement tourne sur lui-même : « on peut toujours tirer une leçon des erreurs qui n'auraient pas dû être commises »

Faire croire que ce monde doit se libérer des nécessités de la vie, alors que la libération elle-même est une nécessité de la vie.

Encore une circularité, qu'elle reconnaît à sa façon en parlant du «  besoin qu'avait l'homme de dépasser la mortalité de la vie humaine ».
(Ou comme dit Sartre en un mot : nous sommes condamnés à être libres)

Dans sa vision téméraire d'un monde solide et permanent, Arendt se voit inévitablement entourée de mirages, d'apparitions et de trésors perdus ; finalement envahie par le dégoût du processus vital qui dévore, digère, etc…

Faire croire à l'émancipation des travailleurs, en diminuant le temps libre.

La témérité de la pensée de Arendt a fermé toutes les portes. le cynisme n'est pas une attitude courageuse. Dès le début de ce livre, le travailleur devait se détourner de l'action, associée à la violence (contrairement à la parole). Il devrait maintenant entendre que l'accroissement de son temps libre le laisserait seulement se vautrer davantage dans les loisirs, qui ne consisteraient qu'à dévorer des divertissements.

Y t-il réellement un “monde”, c'est-à-dire une différence de nature au sens de Arendt, entre le divertissement, la surprise que procure l'art, et l'étonnement, “fille de la philosophie” ? (Divertir, surprendre, étonner, la familiarite est étonnante)

Il ne resterait plus au travailleur qu'à s'affranchir en s'élevant dans un métier digne du “monde” civilisé, en laissant son métier actuel exécuté par des nouveaux esclaves qui sont la condition politique du “monde” de Arendt. (6)

“Peut-être que les éboueurs devraient changer de métier”. C'est fait. Cette idiotie pleine de “bon sens” a été prononcée à l'assemblée nationale par une “représentante du monde”.

Enfin, le travailleur devrait entendre la “vérité de fait” - voir plus haut comment faire croire - qu'il sauvera le bien commun, donc son système de retraite, en bossant plus longtemps.

ETC…

Le livre commence et se termine dans la même tonalité.
“….l'aphorisme de René Char, «Notre héritage n'est précédé d'aucun testament», sonne comme une variation du «Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres» de Tocqueville….”. (7)
Et c'est finalement une auteure prostrée qui entend les témoignages des savants - Planck, Bohr, Heisenberg… - dans le 8ieme et dernier essai ; comme si elle avait constamment face à elle le spectre du totalitarisme. Alors dans cet état de confusion, l'héritage de Arendt éclaire t'il réellement le passé?

Je crois que son enracinement participe à sa propre confusion, et qu'en tournant le dos à la vie, cette idéologie suicidaire participe silencieusement à la 6ieme extinction de masse.
Je crois d'ailleurs que c'est le droit associé à l'idée d'héritage qui ne va pas du tout de soi. Pourquoi devrait-on hériter de la greenwashing machine ? Qu'est-ce qui oblige fondamentalement à hériter de la dette financière ? Quant aux futurs héritiers des 2,8 millions de millionnaires en France, le droit à hériter est-il réellement fondé ? Je pense à l'obésité financière comme à toute forme d'obésité qu'on ne connaît pas habituellement chez le dingo en pleine nature.

NOTES :

(1) Quelques citations de Hannah Arendt viennent d'une variété de textes rassemblés dans “Humanité et Terreur”.
(2) L'être est un effet de dire. Je tire cette expression du livre de Barbara CassinL'effet sophistique”.
(3) Dans “La crise de l'éducation” Arendt s'en prend aux nouvelles pédagogies comme celle inspirée par le pragmatisme de John Dewey ; elle vise aussi le "Siècle de l'Enfant" d'Ellen Key. Or, un carnet de notes tenu par la mère de la jeune Hanna est apparu et se trouve publié dans “À travers le mur - notre enfant”. Ce carnet permet à l'historienne Karin Biro de relever «une certaine concordance» entre les étapes de formation d'Ellen Key et celles de Hannah Arendt. Dans son essai sur l'éducation, on assisterait donc au refoulement d'évènements de sa propre enfance. En me risquant beaucoup, je dirais que son obsession du “nous” politique, c'est la recherche de l'unité perdue du foyer avec ses deux pôles père et mère.
(4) On peut commencer à dire avec Spinoza “Les hommes se croient libres ; cette opinion tient en cela seule qu'ils sont conscients de leurs actes et ignorants des causes par lesquels ils sont déterminés.” Et avec René Char : “Ne pas tenir compte outre mesure de la duplicité qui se manifeste dans les êtres. En réalité, le filon est sectionné en de multiples endroits. Que ceci soit stimulant plus que sujet d'irritation.”
(5) Gilles Deleuze remarque dans « Différence et répétition » : le bon sens ou le sens commun naturels sont donc pris comme la détermination de la pensée pure. Il appartient au sens de préjuger de sa propre universalité.
(6) Les principaux thèmes récurrents chez Arendt se trouvent dans la “Métaphysique” d'Aristote, dès les premières lignes du livre 1.
(7) L'aphorisme de René Char «Notre héritage n'est précédé d'aucun testament» est extrait des « Feuillets d'Hypnos ». le poète parle de trésor au sens d'une « enclave d'inattendus et de métamorphoses », Arendt cherche mais n'en voit aucune trace. Elle fait de ce texte un point de départ, en faisant de René Char un « représentant du monde ». Mais voulait-il se laisser représenter, ou représenter quoi que ce soit ?
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