En 1968, l'homme a déjà relevé bien des défis sur la mer - mais il en reste encore un à réaliser : le tour du monde à la voile sans escales en solitaire. Un pari un peu fou qui traîne dans l'air du temps, sir Francis Chichester l'a déjà presque accompli l'année précédente, avec une seule escale à Sidney, et c'est sur son initiative que le Sunday Times lance le Golden Globe Challenge. Un challenge assez informel, où chacun concourt avec ses propres idées, son bateau, ses moyens personnels - et comme tout le monde ne partira pas en même temps, deux prix sont en course : celui du plus rapide et celui du premier arrivé.
Parmi les neuf concurrents, diversement expérimentés, se distingue la figure de Peter March, ingénieur-bricoleur à l'imagination débordante qui voit dans l'aventure à la fois un moyen d'accomplissement personnel, et une publicité formidable pour la petite société d'électronique de marine qu'il a créée. Ses idées, en tous points, sont novatrices : utilisation d'un multicoque, censément plus rapide qu'un bateau ordinaire et bourré d'innovations pour en assurer la solidité, développement d'un véritable ordinateur de bord pour faciliter la vie du marin solitaire... Novatrices et bonnes, sans doute, mais les fonds manquent, le temps plus encore, et c'est un homme exténué qui prend la mer, à bord d'un navire mal préparé, et très vite, l'évidence s'impose : l'homme, le navire, tous se déglingue déjà, le rêve est impossible. Mais comment accepter cet échec, quand le monde entier a les yeux fixés sur vous, quand tant de gens ont cru en vous, misé sur vous, quand tout ce que vous possédez est en jeu ? Alors, Peter March commence à mentir, sur sa position, ses performances, moins par volonté délibérée de tromper que par incapacité psychologique à accepter la défaite. Et le piège redoutable de la mer et de la solitude, lentement, se referme...
Derrière Peter March est un personnage bien réel, Donald Crowhurst, dont
Isabelle Autissier reprend l'essentiel de l'histoire sous un masque romanesque plus propice à l'interprétation psychologique. Elle en tire un beau portrait, complexe, ambigu, dont les ressorts et les failles profondes se dévoilent peu à peu, à mesure que l'aventure s'empêtre et bascule vers les vertiges de la folie. Un portrait conçu de manière très intéressante, à travers les voix entremêlées de Peter March et de sa fille - le journal de bord d'un héros raté, le récit d'une enfant qui put très vite constater combien d'angoisse les héros laissent derrière eux, avant même de s'écraser.
Tout cela, nourri par l'expérience de navigatrice de l'auteur - rappelons qu'elle fut la première femme à accomplir un tour du monde en solitaire et, entre tempêtes, matériel brisé et dessalage, dut affronter pas mal de déboires au long de ses courses - donne un livre assez fascinant, où la révélation de l'homme à lui-même par la mer se teinte d'un subtil et croissant malaise.
Je découvre au passage que le Golden Globe Challenge revient en 2018, pour le 50e anniversaire du défi, avec les mêmes types de bateaux et d'équipement qu'en 1968. Souhaitons aux participants plus de chance qu'à ceux de la première édition, qui ne vit qu'un seul arriver à bon port et compta deux suicidés parmi les vaincus...
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