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Citations sur Une amitié (115)

Nous n’avions pas fait l’arbre. Inutile de le cacher : à quatre heures de
l’après-midi, nous étions déjà saouls. Peut-être, compris-je en m’arrêtant
pour observer papa, maman et Niccolò qui s’amusaient presque, ne
pouvions-nous être bien que de cette façon : en déraillant, en étant autre
chose qu’une « famille ». Au dîner, le riz était trop cuit, la friture était
molle, mais personne n’eut l’idée de s’en plaindre. Nous débouchâmes le
spumante, mangeâmes tout le panettone, nous retrouvant pour la première
fois à parler jusque très tard. Du jour où maman nous avait perdus dans le
magasin A&O et nous avait fait appeler par le haut-parleur, alors que nous
étions déjà sortis, avec des paquets de biscuits Pan di Stelle sous nos
blousons. De quand Niccolò, en cours moyen à l’école primaire, était tombé
par terre à force de prendre des coups de pied au cul et s’était cassé le bras,
et de la comédie pour lui faire porter un plâtre. Du jour où maman était
venue me reprendre à la Palazzina Piacenza : « Je l’avais laissée deux
minutes, tu vois, pour chercher une place », et moi je lui avais écrit sur une
feuille « Maman je t’aime » sans faire de faute, à quatre ans et demi. Papa
écoutait, les yeux brillants, cette vie qu’il avait ratée. Mais il était là
maintenant, avec nous, et je me rendis compte que je pouvais peut-être lui
pardonner.
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Mais quand je la vis descendre de l’Intercity, l’avant-veille de Noël 2000,
savoir qui elle était ne m’intéressait pas. Tout ce que je voulais, c’était
l’avoir à moi. Je voulais la certitude qu’avant moi il n’y avait rien, que ma
naissance était l’événement le plus important de sa vie. Je courus vers elle
et lui sautai au cou. J’étais tyrannique et sans pitié.
Maman me serra dans ses bras, fort et longtemps. Niccolò descendit en
traînant deux lourdes valises et papa, empoté, essaya de l’aider. Je les
ignorai. J’ouvris le manteau de maman, posai la tête contre son pull,
l’oreille collée à écouter son cœur. Nous avions la même taille, désormais,
deux corps à égalité séparés par des histoires différentes, mais elle m’avait
bercée, changée, donné son lait, et ce passé entre nous était un lieu, comme
la Lucciola, le Mucrone, la Palazzina Piacenza, la manufacture Liabel.
Je me dis à présent que sa décision de rentrer à Biella, elle l’avait
vraiment prise pour mon bien : m’obliger à rester loin d’elle, éviter que je
pourrisse collée à elle, me faire naître à nouveau. Mais ces pensées, à ce
moment-là, ne pouvaient pas m’effleurer.
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Si je devais résumer sa biographie, j’écrirais quelque chose comme :
« Fille unique d’un couple âgé qui n’a jamais échangé de marques
d’affection, du moins en présence de nous, leurs petits-enfants, Annabella
avait grandi à Miagliano, la deuxième plus petite commune d’Italie. Élève
peu brillante qui ne s’intéressait à rien, elle quitta rapidement l’école pour
se marier et fonder une famille, aussi désastreuse que l’avait été sa famille
d’origine. »
J’imagine ses après-midi d’ennui dans la petite chambre qui donnait sur
la rue, à Miagliano, ses dimanches sur la place avec les autres enfants de la
paroisse, à faire quoi ? Lancer des cailloux ? Refusée au lycée puis à l’école
normale d’institutrices, elle s’inscrivit dans un lycée privé, sans aller
jusqu’au bac : à dix-huit ans, elle avait explosé, abandonné les études, et ses
parents, peu à peu, avaient cessé de lui adresser la parole.
Grand-mère Tecla était folle, au sens littéral. Un autre personnage qui me
suggère l’existence d’une tare, d’une malédiction lancée par on ne sait qui
sur les femmes de notre famille. Mais grand-père Ottavio était pire :
instituteur dans la petite ville voisine, radin au point de n’avoir jamais fait
un seul cadeau ni à moi ni à mon frère, n’avoir jamais emmené sa femme et
sa fille au bord de la mer, jamais permis à ma mère de sortir le soir. Fêtes,
bals populaires, pizzerias : interdits. Sur une seule chose il n’avait pas
lésiné, sa marotte : les leçons de musique. Solfège, guitare, piano. Dès l’âge
de cinq ans, maman suivait les cours de l’école de musique de Mme Lenzi,
à Andorno. Il avait même acheté un piano à queue pour qu’elle s’exerce à la
maison. Il voulait à tout prix que sa fille soit musicienne, et le résultat fut
qu’elle se vengea dès sa majorité, en jouant AC/DC et Led Zeppelin en
soutien-gorge, bandana et pantalon à pattes d’éléphant dans les fêtes de
Camandona, Camburzano et Graglia.
Mais je ne l’ai appris que cette année, en 2019, en ouvrant son dernier
tiroir.
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Beatrice, un jour où elle était triste, m’a avoué que les vêtements sont
pour elle bien plus qu’un masque : un refuge, ce qui la sauve. Quand elle
était survoltée, elle ouvrait sa penderie et en cherchant des accords entre les
vêtements les plus disparates, elle se sentait comme une sorcière qui
prépare ses potions et ses charmes.
Pour mon père, les habits ne comptent pas, c’est un élément de la vie
comme un autre.
Pour moi, ils sont l’ombre des mains de ma mère, le tissu du temps avec
elle.
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Le parking vide, avec seulement mon Quartz et son Phantom noir. Les
yeux bleus de Lorenzo, assis sur la selle, étaient levés vers moi.
De la tête, calmement, il me fit signe que non.
Non ? répondis-je en silence. Qu’est-ce que je dois faire alors ?
Continuer, me détester toute ma vie ? Vivre, c’est quoi ? Plaire ? Être
aimé ? Se sentir le droit d’être un peu heureux ?
J’étais une adolescente, pas une héroïne grecque. Comme tout le monde à
cet âge, j’avais un penchant marqué pour le drame, et la mort me semblait
une alternative simple et immédiate face à un avenir insupportable.
Mais je ne pouvais pas me jeter par la fenêtre devant lui.
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La Marchi entra dans la classe, Sophocle sous le bras, vit à côté de moi la
chaise vide. Elle attaqua tout de même un panégyrique sur la signification
de la loi qui nous demande de faire ce qui est juste, non par intérêt mais par
sens moral. En l’écoutant, je pensais : qui croyez-vous donc changer ? Ces
gens assis autour de moi ?
Mais elle lisait Antigone, et je m’identifiai. Seule, bannie, prisonnière au
fond d’une grotte. Je n’avais rien accompli d’extraordinaire, moi, mais je
savais contenir en moi une désobéissance, dont j’avais hérité. Ma mère, une
nature discordante, hors norme. Et pareil pour Beatrice. C’était comme si
nous portions derrière nous une faute secrète, pourtant visible par tous.
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Je compris qu’il valait mieux ne pas avoir Beatrice comme ennemie.
Elle allait étudier Kant et la loi morale qui est en nous, Antigone qui
s’oppose à Créon au nom de la pietas familiale : chaque fois, elle aurait 8
sur 10. Mais de pitié, elle n’en avait pas. L’acte gratuit, la capacité à se
mettre à la place d’autrui, le pardon, ce n’était pas son affaire. Beatrice
savait, contrairement à la Marchi et à moi, que sous la culture il y a la
nature, et que la nature est pulsion, violence, satisfaction face au malheur
d’autrui. C’est moi qui gagne, et je t’emmerde.
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Elle s’en alla d’un pas vif sur ses talons bas. Sa jupe sous le genou, son
petit manteau ordinaire d’enseignante sous-payée disaient sa solitude : elle
me parut tellement impuissante. Elle ouvrit sa portière, la referma, mit le
contact. Beatrice commenta : « Si au moins elle y baisait de temps en
temps, dans sa Twingo. »
L’assistance ricana, même la noiraude aux cinq doigts restés marqués sur
sa joue. Ça me déplaisait : je me reconnaissais en elle, je me voyais pareille
dans vingt ans. Elle était pour moi un modèle de ténacité, de force d’âme,
l’incarnation que le fond devait toujours triompher sur la forme. Pourtant, je
n’eus pas le courage de prendre sa défense.
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Je cherche à justifier Beatrice, mais il est clair que c’est mon inconscient
qui parle. Car moi, je ne pardonne pas. Je ne partage pas son absence de
scrupules professionnels, son égocentrisme forcené, sa prétention à ce que
le monde entier tourne autour d’elle, de ce qu’elle porte, ses dîners, ses
interviews, au lieu de penser à la planète en ruines, aux crimes et aux
inégalités.
Pourtant je suis complice. Quand je repense à nos années d’amitié, je me
reproche d’avoir joué le rôle de la petite sœur, celle qui nous avait porté
chance au Scarlet Rose, et de ne m’être jamais rebellée. Et je ne me suis pas
limitée à ce rôle passif, j’ai contribué d’une certaine façon à faire de
Beatrice Rossetti cette divinité qu’elle paraît être – ou ce monstre, comme
certains voudraient parfois l’appeler.
Pourquoi ? Parce qu’elle m’aimait, elle.
Elle me défendait, me serrait dans ses bras, me révélait un secret, et ainsi
m’embobinait
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La beauté, pour Beatrice, à l’époque dont je parle, n’était pas un choix
personnel. La nature l’avait favorisée, mais la perfection exigeait un travail
de chaque jour. Elle ne pouvait pas s’habiller de vêtements confortables ni
risquer de laisser voir ses boutons – je me rappelle qu’à l’inverse
d’aujourd’hui elle évitait de s’exposer à la lumière frontale, en particulier
celle des fenêtres. Elle se sentait coupable dès qu’elle s’accordait une heure
de liberté, une seule. À quatorze ans, elle croulait sous les cosmétiques, les
soins esthétiques et les vêtements à la mode, tellement qu’elle aurait pu
diriger Cosmopolitan. Peut-être, et j’insiste sur le peut-être, puisqu’elle me
l’avait confié au début, et nié ensuite, sa mère l’avait-elle emmenée en
Suisse en juin 2000 pour qu’on lui refasse le nez, opération que son
médecin avait d’ailleurs déconseillée à cet âge. Mais Mme Ginevra
dell’Osservanza était ambitieuse, elle avait mis au monde Beatrice dans le
but précis de couronner son rêve : une villa blanche, une BMW noire, un
mari avec une belle carrière, une famille unie, et une fille magnifique qui
deviendrait une étoile grâce à sa maman. À ce rêve, Bea ne pouvait pas
échapper.
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