Comment appelle-t-on un collectionneur d'hôtels ? Si le mot fait défaut, il faudra l'inventer pour le narrateur de ce recueil qui passe sa vie d'une chambre à l'autre sur toute la surface du globe. Il conviendra ensuite de le traduire dans les trente-quatre langues qui lui sont nécessaires pour dire « Hôtel de la gare ». Ou mieux il faudra avoir recours à un terme d'addictologie. le mal chez lui est en effet si enkysté, si incurable, qu'il s'affirme « dépendant, complètement accro » aux hôtels. Et comment se calmer lorsque les « dealers de came planétaire » font tout pour lui refourguer sa dose quand il veut décrocher ?
Le but premier du voyage : oublier Jumbo, « un dingue, rouleur de mécanique au coeur gros », et Estrella, une « jeune danseuse aux yeux mauves » au destin ténébreux avec qui il formait autrefois, en se croyant éternel, un « merveilleux trio d'amants-amis joyeux ».
L'aventure commence par un prologue à la
Georges Pérec, véritable typologie des
lieux transitoires où se nouent d'improbables histoires, de sombres destins. Pour déposer son sac, on a le choix − mieux vaut être adaptable − entre « les bouges, les palaces, les provinciaux, les économiques, les contemporains, les humbles, les prétentieux, les lugubres, les joyeux, les vétustes, les clinquants, les immaculés, les pouilleux ». D'autres listes à la Pérec ponctuent les étapes du voyage. L'une d'entre elles recense par exemple les détails sordides des bouis-bouis tenus par « des propriétaires calamiteux », loués à « des locataires veules », tous peu soucieux d'un « scribouillard de guerre las dont l'écriture est un moyen besogneux de survie ». Fort heureusement, le voyageur trafique « quand même mieux les mots que les armes ». Ses carnets se remplissent de notes pendant des années derrière des murs qui ont « l'épaisseur du papier ». Ils lui serviront plus tard à « retenir un passé avantageux bien que sans gloire » d'où hélas ne reviendront pas les victimes du sida ou les desperados du « syndrome Rimbaud », point suicidaire du non-retour.
Le
Trans'Hôtel Express se termine par une dédicace aux initié.e.s : « à celles et ceux qui savent… » Quoi, au juste ? Sans doute que « les gardiens de la folie rôdent dans les jardins suspendus des hôtels du monde ». Sans doute qu'une proximité avec ses semblables est vitale pour « l'âme nomade » qui « poursuit inlassablement la rumeur des cloisons, alourdissant chaque fois ses bagages de sons diffus, de vociférations triviales, de halètements neigeux. » On l'aura compris : le plus souvent les portes closes s'ouvrent sur une « population interlope » où se côtoient drogue, overdoses, alcool, sexe, prostitution, descentes de police, souffrance, abandon, misère, déconfitures, rêves sans lendemains... Un monde « entre parenthèses » suffisamment déglingué, suffisamment « chimérique » pour qu'on souhaite réinventer la vie, la sienne et celle des autres, avec la certitude que le réel est l'imaginaire.
Le voyage à bord de la machine à remonter le temps est-il heureux ? Il semble que non pour le narrateur dont l'errance se perd dans une dangereuse frénésie. Son ascension dans les étages du plaisir s'apparente chaque fois à « une descente un peu plus profonde dans les enfers ». le voici avec les « cellules nerveuses en chute libre ». Quelle « blessure à vivre » l'a poussé ainsi vers « la cruelle désinence du voyage », quelle fuite ? « La fin est jouée d'avance». le cimetière Montmartre clôt l'aventure sur une tombe ouverte et une photo qui tombe « en vrille sur le cercueil ».
Les « fastes du passé » ne sont plus, le sommeil s'est perdu « dans les décombres de l'histoire. » La chambre bateau du prologue est devenue chambre ruisseau pour le survivant d'une époque folle, celle de la fin des années 60 à 80 où tout semblait possible, entre rock, culture américaine, immersion dans l'underground et nostalgie de la beat generation. L'écriture de
Jean Azarel, « champion de la maïeutique hôtelière », s'accorde à cette époque : elle cultive le contraste, le vif, l'incisif, le compulsif, le cru, le rugueux, le poignant, l'haletant, le frénétique. L'accumulation et la dérive verbale ne lui font pas peur. Ces « bagatelles mésozoïques » finiront au bout du compte par s'effilocher en simple trace, un oiseau dans le ciel, possible sillage du poète
Pessoa l'intranquille…