Les petites histoires jouent toujours de bons tours à la grande.
Celui qui disait non se demande ce qui reste quand on a tout perdu. Le formule-t-il ainsi ? Agenouillé derrière un rocher, l'épaule collée contre la pierre, son arme appuyée sur le bras, il fixe le rayon de soleil qui vient de percer la couverture nuageuse. Le serpent jaune effleure un buisson, promène sa lumière entre les baies rouges de l'arbuste qu'il semble fouiller. On aurait presque envie de tendre la main pour l'attraper, pour palper cette promesse de chaleur et de réconfort, mais il sait que ce serait la mort certaine.
Les partisans sont à quelques centaines de mètres, dissimulés derrière d'autres éboulis. Un coup de feu éclate à sa droite. En face, ils ripostent. Ilse serre un peu plus contre son rocher.
Il faut bien que l'émotion vous pénètre profond sous la peau, pour se souvenir un jour de ce que l'on n'a pas vu comme si l'on y était.
Et j'avais vu Dachau, Bergen-Belsen et Buchenwald, vu Auschwitz et pleuré dans la lumière du crépuscule, quand j'essayais encore de comprendre comment il était encore permis d'écrire de la poésie, comment il fallait justement en écrire parce que prier, non, ce n'était plus possible - qui voulez-vous prier : celui qui ne répondit jamais quand on le suppliait dans les chambres à gaz ?
Landmesser n'avait pas peur en 1936. Il sait huit ans plus tard que la peur est éternelle, que le courage est éphémère, que c'est une étincelle qui s'échappe des grands vivants, mais qu'elle ne dure pas. Le referait-il ?
Mais il en est des voyages comme des livres : certains sont nés de la joie et d'autres servent à tenter de l'atteindre quand elle vous échappe.
Pourquoi la mémoire s'englue-t-elle dans les pièges que lui tendent les images ?
J'appareille vers le passé en observant le futur.
Pour bien se souvenir, il faut beaucoup sentir.
Je crois que j'écris aussi pour te crier que je t'aime et n'ai jamais su te le dire assez. p. 27