Il avait emmuré dans sa tête les images de la nuit dans la villa de Marss. Il ne voulait plus y penser, il ne VOULAIT plus. Quand une image s'échappait de la réserve dans laquelle il les tenait entassées, comprimées, interdites, et se présentait, fulgurante, aux yeux de sa mémoire, quelque chose comme les griffes d'acier d'une pelleteuse lui broyait l'intérieur de la poitrine au-dessus du cœur. Et pour la faire retourner à l'oubli, il lui fallait un effort de volonté presque musculaire qui lui tétanisait les mâchoires et lui couvrait le visage de sueur.
Jane et lui étaient arrivés au bout de leurs mauvais chemins, chacun de son côté et maintenant ils allaient, ensemble, s'engager sur une route peut être difficile mais claire comme ce jour qui se levait.
Dieu était partout, et les "voyageurs" venus le chercher de si loin ne le trouvaient nulle part, parce qu'ils oubliaient de le chercher en eux-mêmes.
La société qui oblige et qui interdit est mauvaise. Elle rend l'homme malheureux, car l'homme est fait pour être libre, comme un oiseau dans la forêt. Rien n'appartient à personne, tout est à chacun. L'argent qui permet d'accumuler des biens personnels est mauvais. Il faut quitter cette société, vivre en marge d'elle, ou ailleurs. La combattre est mauvais. La violence est mauvaise car elle crée des vainqueurs et des vaincus, elle remplace d'anciennes contraintes par des obligations nouvelles. Toutes les relations entre humains qui ne sont pas celles de l'amour sont mauvaises. Il faut quitter la société, s'en aller.
Il était venu de l'autre bout du monde avec un couteau, pour tailler une livre de chair dans le ventre d'un milliardaire immonde, et il avait trouvé un enfant inconscient et joyeux, aussi pauvre que lui. Les quelques billets que Jacques lui avait donnés, qu'il avait d'abord refusés, puis acceptés pour ne pas l'humilier, serrés dans son sac, le soulevaient comme une montgolfière parce qu'ils étaient le don de l'affection d'un père et de l'amitié d'un homme. Les millions qu'il était venu exiger d'un étranger, dont il était le fils, s'il les avait obtenus, il les aurait emportés sur lui comme un rocher.
Il ne voulait rien donner. Il avait décidé d'être désormais du côté de ceux qui prennent.
Tous les murs de la maison étaient courbes et irréguliers, comme les abris naturels des bêtes : nids, gîtes ou cavernes. Quand on y pénétrait pour la première fois, on s'étonnait de s'y trouver si extraordinairement bien, et on comprenait alors ce qu'il y a d'artificiel et de monstrueux dans la ligne droite, qui fait des maisons des hommes des machines à blesser. Pour dormir, pour se reposer, pour aimer, pour être heureux, l'homme a besoin de se blottir. Il ne peut pas se blottir dans un coin ou contre un plan vertical. Il lui faut un creux. Même s'il le trouve au fond d'un lit ou d'un fauteuil, son regard rebondit comme une balle d'une surface plane à une autre, s'écorche à tous les angles, se coupe aux arêtes, ne se repose jamais. Leurs maisons condamnent les hommes à rester tendus, hostiles, à s'agiter, à sortir. Ils ne peuvent en aucun lieu, en aucun temps, faire leur trou pour y être en paix.
Epuisé, il avait honte, il avait envie de s'écrouler quelque part et d'oublier, il n'avait jamais rien fait de bon, il ne faisait que du mal à ceux qu'il aimait...
- La vérité, quelle vérité? Il faut bien s'arranger, si on veut vivre!...
- Il n'est pas indispensable de vivre, dit Olivier.
Dans un monde matériel, il faut être matérialiste. C'était la seule manière de vivre, mais est-ce que cela pouvait constituer une raison de vivre?