Mon premier Barjavel ! J’étais un peu prudente parce que ce roman date de 1944 et j’avais peur qu’il ait mal vieilli. Mais comme La guerre éternelle de Joe Halderman (dans un tout autre genre), il s’est bien conservé. Je n’avais pas lu la quatrième de couverture, je savais seulement qu’il était question de voyage dans le temps. La première partie est un peu longue, Barjavel pose les bases de son histoire, comment on voyage, les différentes options qui s’offre à Pierre Saint-Menoux, quelques essais de rodage… on trépigne d’impatience !
Le style de Barjavel est surprenant, on alterne entre les frissons et les sourires, l’horreur et les gloussements. Au final, j’ai beaucoup aimé ce livre : Barjavel aborde beaucoup de thèmes ici : questionnement sur la société, l’homme, l’amour par le biais des voyages temporels. Les voyages dans le futur m’ont un peu dégoûtée par les descriptions détaillées et glauques. Le personnage de Noël Essaillon donne une petite allure de fable à cette histoire avec son sourire permanent et son ventre débordant. J’ai préféré les expéditions dans le passé qui donnent tout son sens au titre… Petite remarque : Barjavel était-il misogyne ou un homme de son époque ? J’ai cillé à certains passages relevés sur le rôle de la femme… sans réellement m’en offusquer. Je relirai cet auteur, au moins Ravage pour saisir les allusions glissées subtilement dans les pages.
A noter : il a été adapté en téléfilm en 1981 avec Thierry Lhermitte. A voir ce que ça peut donner !
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Les chasseurs pyrénéens du 27ème bataillon occupaient depuis deux mois le village de Vanesse, au bord de la plaine de betteraves. Ils devaient le quitter ce jour là, pour une destination inconnue. Le caporal d’échelon, Pierre Saint-Menoux, enfoui dans la paille de l’écurie, dormit peu, tourmenté par le souci de son septième déménagement. Il était responsable des dix-sept conducteurs de la compagnie de mitrailleuses, de leurs chevaux et de leurs voitures. Dans le civil, il enseignait les mathématiques au lycée Philippe-Auguste.
……………….
Pilastre arrivait avec ses deux chevaux. Il les tenait à bout de longe. Il se méfiait d’eux. Il était tourneur sur métaux. Son patron lui avait promis de le faire revenir à l’usine. Il ne connaissait rien aux bêtes. Il ne les aimait pas. Il n’aurait pas du être là. Il enrageait. Ses bêtes ne voulaient pas le connaître. L’une feu, l’autre noire, elles se détestaient autant qu’elles le craignaient. Les atteler n’était pas une mince affaire. Pilastre les frappait du poing dans les naseaux. Les chevaux reculaient, se cabraient, cherchaient à se mordre.
La roulante était une sorte de cuirassé, un monument de fer et d’acier, hérissé de trois mille têtes de rivets, porté par quatre roues ferrées, aux rayons gros comme des cuisses. Au milieu de la cour, Pilastre et ses deux chevaux dansèrent leur ballet de colère. Derrière eux, les quatre cuisiniers, casque en tête, et le mousqueton en bandoulière sur leur capote de graisse, activaient le feu , jetaient bûche après bûche dans le foyer grondant, sous les deux marmites énormes où cuisait la soupe et chauffait le café d’embarquement.
Pilastre se hissa sur le siège, s’empaqueta dans trois couvertures, saisit une trique et se mit à frapper. Les croupes bondirent, la neige vola, les chaînes cliquetèrent, le timon gémit. La roulante ne bougea pas. Chaque bête tirait de son côté, annulait l’effort de l’autre par son propre effort.
Crédent ôta sa pipe de sa bouche, cracha.
- Quel sauvage ! dit-il. Des bêtes pareilles…
Le conducteur se dressa et redoubla les coups. La haine lui creusait les joues et les yeux. Par hasard, les huit sabots se plantèrent ensemble dans la neige. La roulante partit brusquement. Pilastre tomba sur son siège. Les deux chevaux puissants traversèrent la cour au galop. Dans un bruit de train express, la roulante sauta par-dessus le tas de fumier gelé, arracha la grille d’entrée, vira au ras du fossé, pulvérisa la borne zéro kilomètre.
- Je vous attendais, monsieur Saint-Menoux, dit-il.
Je savais depuis trois mois que vous alliez venir, cette nuit, vous asseoir sur le seuil de ma maison. Et je m'en suis fort réjoui. Je sais encore d'autres choses. Par exemple que votre convoi ne commencera d'embarquer qu'à cinq heures trente-huit. Vous avez le temps de vous déshabiller, de vous restaurer, et de m'écouter. Quand vous m'aurez entendu, il ne vous manquera jamais plus de temps pour rien...
Le caporal d'échelon, agrégé de mathématiques, retint seulement de ces paroles étonnantes l'affirmation qu'il avait le temps de se déshabiller et de s'asseoir. Il n'en demanda pas plus. Il se déharnacha, défit boucles, bretelles, boutons, mousquetons, quitta fusil, bidon, musette, masque, pelle, baïonnette, ceinturon, capote, gants, casque passe-montagne, béret. Il perdit les deux tiers de son volume. Il apparut si mince que sa haute taille s'en trouvait encore étirée. Sa vareuse eût enveloppé quatre torses comme le sien, mais les manches ne parvenaient pas à ses poignets. Il se tenait un peu voûté, peut-être par la crainte habituelle de heurter le cadre d'une porte, ou un plafond. Ses yeux bleus étaient très pâles, son visage blanc, son nez et ses lèvres minces. Il passa dans ses cheveux, d'un blond très clair, que le béret avait plaqués par mèches, une main longue aux doigts maigres. La jeune fille installa les pièces de son équipement sur le dos d'un fauteuil, près du poêle. Chaussée de mules de satin rose, elle se déplaçait sans bruit. Elle prenait les objets avec des gestes efficaces, sans lenteur ni hâte nerveuse. Saint-Menoux, privé depuis son enfance des soins d'une femme, la suivait des yeux, admirait sa grâce silencieuse, et sentait fondre son embarras. Elle lui présenta une chaise, posa devant lui un bol de café. Il s'assit et but. Elle s'assit à son tour, juste assez loin de lui pour pouvoir le regarder sans le gêner. Elle était vêtue d'une robe blanche. Elle devait avoir quinze ans. " Sans doute n'a-t-elle pas fini de grandir ", se disait Saint-Menoux. Elle le regardait dans les yeux avec tranquillité. C'était une enfant qui n'avait pas appris à avoir honte.
L'infirme prit sur la table une brosse de soies blanches à manche d'écaille et, d'un geste habituel, brossa sa barbe d'or.
- Hum ! fit-il, peut-être nous sommes-nous assez regardés! Maintenant que vous nous avez vus, permettez-moi de nous présenter. Annette est ma fille. Je me nomme Noël Essaillon...
- Noël Essaillon ! s'exclama Saint-Menoux, stupéfait. Mais voyons..., c'est bien vous..., c'est vous qui m'avez répondu en février 1939 dans la Revue des Mathématiques ?
L'homme faisait "oui ! oui !" de la tète et souriait, visiblement heureux de la surprise du caporal.
- Quelle passionnante réponse, reprit celui-ci, chez qui l'étonnement cédait la place à la joie. Ah ! vous êtes l'homme que je désirais le plus rencontrer ! Il se leva. Il avait oublié ses souffrances, sa timidité, la guerre et l'étrangeté de sa présence en ce lieu. Il n'était plus que l'homme abstrait, le mathématicien passionné dont les théories, un an plus tôt, scandalisaient le monde savant. Nul ne l'avait compris, sauf ce Noël Essaillon dont les remarques avaient ouvert de nouvelles voies aux spéculations de son esprit. Il lui serra les mains avec émotion. L'infirme semblait aussi heureux que lui.
- La guerre a interrompu vos travaux, reprit le gros homme. J'ai pu continuer les miens, et suis parvenu à des résultats sensationnels. Mais vous devez avoir faim, mon pauvre ami, depuis le temps que vous traînez sur la route ! Annette, à quoi penses-tu ? La jeune fille s'absenta quelques minutes, revint avec une omelette fumante, apporta un demi-poulet froid, des fromages, une tarte et une bouteille de vin d'Alsace. - Mangez ! mangez ! dit Essaillon, cordial, et écoutez-moi. Ce que j'ai à vous dire est si peu ordinaire. Saint-Menoux ne se fit pas prier.
- Vous êtes mathématicien. Je suis physicien et chimiste. Je poursuivais de mon côté des recherches qui n'eussent abouti à rien, si vos articles de la Revue des Mathématiques n'étaient venus m'éclairer. Grâce à vous, j'ai pu vaincre certains obstacles qui me paraissaient infranchissables. Et je suis arrivé à ceci : j'ai fabriqué une substance qui me permet de disposer du temps à ma guise ! Saint-Menoux posa sa fourchette, mais l'obèse ne lui laissa pas le loisir de l'interrompre. Très animé, il poursuivait son discours. Il empoignait parfois sa barbe comme une gerbe, la séparait en deux, et la froissait entre ses doigts. Ou bien il s'arrêtait pour reprendre souffle, et sa respiration courte composait alors avec celle du feu, lente et douce, les seuls bruits de la pièce. Sa fille s'était assise un peu en arrière de lui dans la pénombre. Elle se tenait droite sur sa chaise, ses deux mains posées à plat sur ses genoux, grave comme une enfant qui écoute une histoire. Elle regardait les deux hommes tour à tour, mais surtout le nouveau personnage qui venait de s'introduire dans le conte, le grand soldat maigre aux cheveux de chanvre. Elle se levait de temps en temps sans bruit, pour essuyer le front de son père, ou changer l'assiette du visiteur. Et rien de cela n'était pour elle corvée ou habitude. S'éveiller à un jour nouveau, aller à la ville, revenir chargée de pain blond et de légumes, manger, marcher, voir passer la voisine, écouter le cri du marchand de fagots, travailler au laboratoire, c'était sa vie, l'histoire que la vie construisait pour elle, jamais grise ni banale, dans ce décor de lumière chaude, ou dans le soleil ou la neige, avec des toits pointus, avec des arbres nus ou des bouquets de verdure bruyants d'oiseaux. Saint-Menoux, pris tout entier par l'exposé de son hôte, ne prêtait pas attention au regard posé sur lui, mais il sentait la présence de la jeune fille dans la pièce, comme celle d'un objet précieux, d'une statue rehaussée de vieil or qui luit doucement dans une niche d'ombre, ou d'une tapisserie dont les personnages plats dansent sur le mur une farandole de laine.
- D'où venons-nous ? poursuivait l'infirme, où étions-nous avant de naître à la conscience de ce monde ? Les religions parlent d'un paradis perdu. Son regret hante les hommes de toute race. Ce paradis perdu, je le nomme l'univers total. C'est l'Univers que ne limitent ni le Temps ni l'Espace. Il ne dispose pas de trois ou quatre dimensions, mais de toutes les dimensions. La lumière qui l'éclaire est composée, non de sept ou vingt, ou cent, mais de toutes les couleurs. Tout ce qui est, a été, ou sera, l'habite et aussi ce qui ne sera jamais. Rien ne s'y trouve formé, parce que toutes les formes y sont possibles. Il tient dans l'atome, et notre infini ne parvient pas à l'emplir. Pour l'âme qui participe à cet univers, l'avenir ni le passé n'existent, ni le près ni le loin. Tout lui est présence... Saint-Menoux oubliait de manger. Il vit comme dans un rêve les mains blanches d'Annette lui verser à boire, poser dans son assiette la cuisse du poulet.
-Imaginez maintenant, continuait l'infirme (pour quel péché contre la perfection ?), cette âme condamnée à la chute. Elle s'engage dans ce que nous appelons la vie, pour elle une sorte de couloir, de tunnel vertical, dont les murs matériels lui cachent jusqu'au souvenir du merveilleux séjour. Elle ne peut ni remonter ni se déplacer à droite ou à gauche. Elle est inexorablement attirée vers la mort, vers le bas, vers l'autre extrémité du tunnel, qui débouche Dieu sait où, dans quelque effroyable enfer, ou dans le paradis retrouvé. Cette âme c'est vous, c'est moi, pendant notre vie terrestre, nous qui tombons en chute libre dans le temps, comme cailloux échappés à la main de Dieu. Il avait soulevé sa barbe et la lâcha pour concrétiser l'image. Elle reprit doucement son apparence de moisson. Saint-Menoux but les dernières gouttes du vin clair.
- Si je parviens, reprit Essaillon, à changer la densité de cette âme, de ce caillou, il me sera possible, soit d'accélérer sa chute, soit de l'arrêter. Je pourrai même le soustraire à la pesanteur qui l'attire vers l'avenir, et le faire remonter vers le passé ! C'est au moyen de réussir cette intervention que je travaille depuis vingt ans ! et j'ai réussi ! Il prit le mouchoir des mains de sa fille, s'épongea la tète et le cou, et ajouta d'une voix plus calme :
- Je conçois que cela vous apparaisse impossible. Aussi, avant de vous en dire davantage, je veux vous faire une démonstration. Il écarta le rideau d'or qui masquait sa poitrine, découvrit un gilet de laine aux poches gonflées comme des mamelles. Ses doigts fouillèrent parmi les objets qui les garnissaient, reparurent serrés sur une boîte plate qu'il tendit à Saint-Menoux. Celui-ci souleva le couvercle et vit un assortiment de petites sphères de couleurs variées, couchées sur un lit de coton.
- Si vous absorbez une de ces pilules, dit Essaillon, vous êtes aussitôt rajeuni, selon sa couleur, d'une heure, d'un jour, d'une semaine, d'une lune, d'un an. Il tira une seconde boîte de sa poche. Elle contenait d'autres pilules, de forme oblongue.
- Ces ovules produisent l'effet contraire. Ils accélèrent l'avance vers l'avenir. Il choisit dans les boîtes deux pilules violettes et deux ovules de même couleur, les posa devant Saint-Menoux :
- Tentez l'expérience, dit-il.
- Moi ? fit le caporal stupéfait.
Pourtant pour Pierre Saint-Menoux il ne saurait y avoir de fin.
Réfléchissez : il a tué son ancêtre avant que celui-ci ait eu le temps de prendre femme et d'avoir des enfants. Donc, il disparaît, c'est entendu, il n'existe pas, il n'a jamais existé. Il n'y a jamais eu de Pierre Saint-Menoux.
Bon...
Mais si Pierre de Saint-Menoux n'existe pas, s'il n'a jamais existé, il n'a pas pu tuer son ancêtre!...
Donc, son ancêtre a poursuivi normalement son destin, s'est marié, a eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui ont eu des enfants...
Et un jour Pierre Saint-Menoux est né, a vécu, a grandi... a voulu tuer Bonaparte... et a tué son ancêtre.
Bon...
Il a tué son ancêtre?
Donc il n'existe pas.
Donc il n'a pas tué son ancêtre.
Donc il existe (...)
A partir de l'instant où son ancêtre frappé par lui est mort, Saint-Menoux n'existe pas et existe à la fois, car n'existant pas il n'a pas pu tuer, et, de ce fait, il existe et tue.
Etre ou ne pas être ? se demandait Hamlet. Etre et ne pas être, réplique Saint-Menoux.
Qu'est ce que le présent dans notre petit univers? Pendant que je pense la phrase que je vais vous dire, elle fait partie de l'avenir. A mesure que je la prononce, elle tombe dans le passé. Le présent, est-ce le moment où je déguste cette merveilleuse liqueur? Non! Tant qu'elle n'a pas atteint mes lèvres, c'est l'avenir. Quand la sensation de son goût, de sa chaleur, qui m'emplit la bouche, quand ce plaisir atteint mon cerveau, il a déjà quitté mon palais. C'est le passé. L'avenir sombre dans le passé dès qu'il a cessé d'être futur. Le présent n'existe pas. Vouloir l'éterniser, c'était éterniser le néant.
Le nouveau souverain était un bon vivant. Il voulut faire le bonheur de ses sujets. De tous ses sujets, sans injustice. Il commença par rechercher quelques cerveaux puissants, constitua par leur réunion une sorte d’accumulateur d’énergie mentale. Cet organisme portait dans la langue de l’époque le nom de bren-treuste. Les hommes au cerveau faible, c’est-à-dire la multitude, subirent sa volonté. Il commanda au roi lui-même et l’absorba. Il devint le maître de l’humanité.
Dès cet instant, les hommes qui le composaient perdirent leur individualité. Ils ne purent profiter de leur toute-puissance. Leur volonté commune, tendue vers le bonheur de leurs semblables et qui dirigeait inexorablement ceux-ci vers une étrange félicité obligatoire, les ployait eux-mêmes sous sa loi. Ils devinrent malgré eux les serviteurs de la cité qu’ils commandaient. Leur nombre augmenta, leur puissance collective s’accrut prodigieusement. Leur pouvoir personnel était nul. La force qui émanait d’eux semblait vivre une vie propre. Les principes de justice et de bonheur social, pensés de façon exacte par les cerveaux des hommes se libéraient de l’autorité humaine qui n’avait jamais su les appliquer. Ils se constituaient en énergie indépendante. Ils allaient désormais régner avec une parfaite rigueur.
Pour le bien de tous, la force nouvelle a fixé à chaque homme une tâche précise, a modifié son corps afin de lui rendre son travail plus facile, a diminué la puissance de ses sens dans le but de lui éviter non seulement toute douleur, mais toute sensation inutile au fonctionnement de la cité.