Ce n'est pas une réécriture du mythe d'Oedipe que nous propose Bauchau, puisque son roman commence plus d'un an après le moment où Oedipe s'est crevé les yeux. le roman se situe en effet entre le moment où Oedipe découvre son crime, et celui où il arrive à Colone pour y finir sa vie. Ce que nous raconte précisément cette histoire, c'est l'histoire de l'ancien roi de Thèbes qui quitte sa cité accompagné d'
Antigone, et qui part sur la route sans but, sans rien voir et sans savoir où il va. Il trébuche, tombe, se relève, revient sur ses pas, se perd et tourne en rond. Suivi par
Antigone, il refuse de se faire aider et tient à affronter seul les obstacles et les éléments qui s'imposent à lui. Ce dont traite ainsi ce roman, c'est du temps nécessaire à Oedipe pour faire le deuil de sa mère-épouse, accepter son crime, apprendre à vivre avec et aller de l'avant.
Car en s'aveuglant, Oedipe a refusé de mourir comme un héros tragique. En effet, ces derniers ne peuvent souvent s'accomplir que dans la mort ou la gloire, Jocaste en est d'ailleurs un parfait exemple puisqu'elle se suicide lorsqu'elle se rend compte de son crime, réalisant ainsi son destin d'héroïne tragique. Oedipe a refusé ce destin en s'aveuglant : ce sont donc les mêmes épreuves et les mêmes sentiments que le commun des mortels qui l'attendent. Et la principale épreuve qu'il doit affronter, c'est la culpabilité. La situation dans laquelle il se trouve avant de partir est terrible puisqu'il ne peut se résoudre à être autre chose que coupable, il ne se définit que par le crime qu'il a commis.
La route sur laquelle se lance Oedipe symbolise ainsi le temps qui lui est nécessaire pour se reconstruire, accepter son passé et son histoire afin d'aller de l'avant. Même s'il est aveugle, Oedipe fait comprendre à
Antigone qu'il veut et a besoin d'avancer seul, même si cela signifie se perdre, tomber ou tourner en rond.
Le récit de l'errance d'Oedipe pourrait alors devenir presque comique : un mendiant aveugle sur la route, marchant, tombant, se perdant… mais la présence d'
Antigone raccroche Oedipe à son destin tragique et empêche le récit de devenir grotesque. Comme sa mère,
Antigone est une héroïne tragique qui ne peut s'accomplir que dans la mort ; en s'attachant ainsi à Oedipe, elle le maintient dans la tragédie.
Plus que la destination, c'est le voyage qui compte puisqu'il permettra à Oedipe de faire son deuil, d'accepter son destin et de vivre avec son crime sans le laisser le définir. L'écriture de Bauchau nous montre d'ailleurs très bien les différentes étapes par lesquelles passe Oedipe (la douleur, la colère, le deuil, la tristesse, etc.) et nous montre également comment il arrive progressivement à se reconstruire. En effet, l'écriture de Bauchau abonde de pronoms personnels (il et elle surtout) et de verbes d'action. Prenons par exemple cet extrait du chapitre 10 :
« Il se lève, il lui dit : « Je vais te porter. » Elle le regarde, jamais il n'en aura la force, il est aussi fatigué et affamé qu'elle. Il la charge sans trop d'effort sur son dos, il franchit le ruisseau, entame la première pente. Elle n'y croit pas, il tombe de nouveau, plusieurs fois. Il ne parvient plus à se relever. Elle dit : « Laisse-moi, essaie de trouver du secours ! » Mais lui, le fou, continue d'y croire. » (p.182)
Vous voyez tous ces pronoms personnels en gras ? Ils témoignent selon moi de la volonté qu'a Oedipe de se reconstruire et de retrouver son identité. C'est par l'action qu'Oedipe se reconstruit, pas par la réflexion. Dans son récit, Bauchau n'analyse pas ses personnages mais les observe afin de savoir comment l'action et le mouvement permettent à ses personnages de se défaire de leur passé.
La reconstruction d'Oedipe est également rendue possible grâce aux nombreuses rencontres qu'il fait sur la route. Clios, Diotime, les bergers, Constance, etc. sont autant de personnages qui lui racontent leur histoire, donnant ainsi naissance à des « récits dans le récit ». En effet, de nombreux récits enchâssés sont présents dans le roman de Bauchau : en racontant leur propre histoire, ces personnages permettent à Oedipe de comprendre que chaque chemin est semé d'embuches et que chacun doit faire face à ses propres erreurs. Toutes ces rencontres lui permettront ainsi de prendre du recul sur sa propre expérience et par rapport à son passé.
Enfin, outre la route en elle-même et les rencontres qu'il a faites, c'est l'art qui permet à Oedipe de se reconstruire. En effet, le chant, la danse, la musique et la poésie sont présents tout au long du roman et sont un moyen pour Oedipe, aède, de transformer en art les histoires qu'on lui raconte, les douleurs et les guerres que les personnages rencontrés partagent avec lui. En sublimant ces récits, il relativise le sien, se l'approprie et apprend à se construire avec sans se résumer à lui.
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