Treizième roman d'
Emmanuelle Bayamack-Tam, "
La Treizième heure" nous emmène dans le 13e arrondissement de Paris à la rencontre d'une communauté utopiste fondée par Lenny, une sorte de gourou qui espère apporter à tous « une source de joie, de plaisir et de réconfort ». Jusque-là, rien d'extraordinaire si ce n'est la récurrence du nombre 13 et les interrogations qu'elle suscite. Mais tout devient intéressant et original quand on apprend que cette communauté est une Église où la poésie tient un rôle central. Lenny croit en effet aux vertus de la poésie pour nous guérir et de nos angoisses et névroses. le rituel consiste ainsi à réciter des poèmes en majorité d'auteurs du XIXe siècle, et en particulier un sonnet obsédant et obscur de
Nerval qui a une telle résonance, une telle puissance évocatoire que les fidèles se sentent, à le répéter sans fin, emportés par une force salutaire.
Quelle belle idée d'
Emmanuelle Bayamack-Tam ! Scander la poésie française dans le culte d'une Eglise. Ces messes poétiques et autres rituels de déparasitage psychique font un bien fou aux adeptes de Lenny qui nous ressemblent bougrement avec leurs angoisses et leurs névroses liées au réchauffement climatique, aux guerres ou aux épidémies. J'ai trouvé intéressant l'effet miroir entre cette Eglise poétique et notre société.
Emmanuelle Bayamack-Tam est fascinée par les sectes et les convulsions millénaristes, car déjà dans "
Arcadie", le récit se déroulait dans une communauté utopique prônant l'amour libre. Mais ici, la dimension poétique des rituels revigore son phalanstère et les catastrophes de l'actualité récente amplifient opportunément le bouillonnement millénariste. J'aime d'autant plus la façon dont l'auteur raconte ses mondes à part qu'elle les décrit avec une grande liberté, qu'elle les imagine tolérants, pacifistes, épanouis, rayonnants loin du fanatisme habituel des sectes. Ses communautés, que ce soit Liberty House ou
la Treizième heure, ne présentent aucune radicalité belliqueuse, mais prônent au contraire l'amour, le bien-être, la liberté, le plaisir, la joie.
Une autre réussite du roman réside clairement dans ses personnages, tous atypiques et démesurés. Dans la première partie du livre, c'est Farah, la fille de Lenny, qui prend la parole pour nous raconter sa quête d'identité. Personnage récurrent d'"
Arcadie" et qui en possède les mêmes caractéristiques, Farah est une adolescente intersexuée et un peu disgraciée physiquement. Cependant, ici, les configurations sociales et familiales sont différentes. Elevée par son seul père, elle se pose de nombreuses questions sur elle-même, sur sa famille, ses origines et interroge son père qui reste laconique. Elle veut savoir qui est sa mère, partie quelques jours après sa naissance. Face au mutisme de son père, elle interroge également lors d'un passage hilarant ses grands-parents qui « sont tous les deux du genre pinailleur, sans compter qu'ils adorent faire obstruction au plaisir ». Farah va donc, comme les détectives et les espions des romans qu'elle adore, mener son enquête sur le mystère de son origine, cause, ou pas, de sa différence.
Dans la partie centrale du récit, c'est Lenny qui prend la parole. Lui, sa religion, son obsession, son salut, c'est la poésie. Personnage énergique et charismatique, il rassemble autour de lui des gens en rupture de ban, des inadaptés sociaux qui forment une congrégation « qu'on peut dire religieuse bien que Dieu y tienne une place négligeable ». Il va nous raconter sa version de l'histoire et ses deux coups de foudre : sa passion pour la poésie et son amour pour Hind. À la naissance de Farah, Hind disparait, laissant Lenny dévasté. Ce dernier survit à ce chagrin d'amour en trouvant dans la poésie un soutien inattendu, une source de paix qui le poussera plus tard à fonder l'Église de
la Treizième Heure.
La troisième partie est donc celle de Hind. Quand elle prend la parole, l'histoire s'enflamme. Hind est une femme trans éblouissante qui se révèle le personnage fort de ce roman. Je l'ai trouvée culottée et fragile, entière et franche, fastueuse et dévastatrice, ingrate et narcissique. Elle raconte l'histoire violente de sa jeunesse pour gagner sa liberté sexuelle, elle décrit sa passion pour la chanson populaire ou réaliste, les moments où elle chante Piaf, Lama ou Sardou, elle parle de son amour pour Lenny qu'elle quittera pour vivre une passion amoureuse vouée à l'échec, elle expose les motifs qui l'ont poussée à vivre en dehors des normes sociales.
La Treizième Heure voit ainsi se succéder trois voix, chacune apportant sa contribution à la compréhension de l'histoire, chacune tissant le récit avec ses propres références romanesques, poétiques ou chansonnières. J'ai trouvé intéressante la passion amoureuse entre Hind et Lenny qui pose la question de la place et du rôle de chacun dans un couple. Qui aime le plus, le moins, qui se laisse gouverner par les sentiments de l'autre, qui est incapable d'aimer, qui au contraire a de l'amour à revendre ? Finalement, les références à la poésie ou à la chanson se justifient compte tenu de l'omniprésence dans leur contenu de l'amour et de la passion.
Enfin, j'ai adoré dans ce roman l'écriture débridée d'
Emmanuelle Bayamack-Tam, son imaginaire libre et exubérant. Elle tisse une histoire terriblement originale malgré la proximité du texte avec "
Arcadie", elle aborde avec audace les questions sur l'identité et ses bouleversements successifs, elle dézingue nos représentations de la famille, elle interroge avec mordant nos idées reçues sur le genre, le couple, l'amour, la parentalité, elle utilise le registre burlesque pour raconter des situations ordinaires ou intenses (le prêche avec une chanson de
Serge Lama), elle décrit de façon naturelle le réel et ses métamorphoses sans provoquer ni défendre une idéologie laissant toute liberté de réflexion au lecteur.
"
La Treizième heure" est un roman plein de fantaisie qui raconte avec drôlerie et gravité une tragédie, une histoire d'amour hors-norme et bouleversante. J'en recommande vivement la lecture.