Je ne découvris la noire magie des mots que lorsqu'ils me mordirent au cœur.
Le premier de mes bonheurs, c'était, au petit matin, de surprendre le réveil des prairies ; un livre à la main, je quittais la maison endormie, je poussais la barrière ; impossible de m'asseoir sur l'herbe embuée de gelée blanche ; je marchais sur l'avenue, le long du pré planté d'arbres choisis que grand-père appelait "le parc paysagé" ; je lisais, à petits pas, et je sentais contre ma peau la fraîcheur de l'air s'attendrir ; le mince glacis qui voilait la terre fondait doucement ; les hêtres pourpres, les cèdres bleus, les peupliers argentés brillaient d'un éclat aussi neuf qu'au premier matin du paradis : et moi j'étais seule à porter la beauté du monde, et la gloire de Dieu, avec au creux de l'estomac un rêve de chocolat et de pain grillé.
J'ai 20ans et j'ai lu ces mémoires l'année dernière. Je ne saurais dire pour quels raisons (l'âge, mon entrée à la fac, le début de ma vie d'adulte...), mais je me suis vraiment retrouvée à travers ce fabuleux livre de Simone de Beauvoir, que je ne connaissais alors que de nom. Jamais personne n'a réussis à m'atteindre, avec des mots si juste. Avec cette lecture je l'es découverte en tant que femme, mais surtout, je crois que j'en ai appris beaucoup plus sur moi-même.
Je ne regrette qu'une chose: que cette femme est vécue un siècle trop tôt, ou peut être que je soit née un siècle trop tard...
A travers son héroïne, je m'identifiais à l'auteur, un jour une adolescente, une autre moi-même, tremperait de ses larmes un roman où j'aurais raconté ma propre histoire.
Ce qui m'attira surtout dans la philosophie, c'est que je pensais qu'elle allait droit à l'essentiel. Je n'avais jamais eu le goût du détail ; je percevais le sens global des choses plutôt que leurs singularités, et j'aimais mieux comprendre que voir ; j'avais toujours souhaité connaître tout ; la philosophie me permettrait d'assouvir ce désir, car c'est la totalité du réel qu'elle visait ; elle s'installait tout de suite en son cœur et me découvrait, au lieu d'un décevant tourbillon de faits ou de lois empiriques, un ordre, une raison, une nécessité. Sciences, littérature, toutes les autres disciplines me parurent des parents pauvres.
Maman concassait des pralines dans un mortier, elle mélangeait à une crème jaune la poudre grenue ; le rose des bonbons se dégradait en nuances exquises : je plongeais ma cuiller dans un coucher de soleil.
Mais, le pire, quand on habite une prison sans barreaux, c'est qu'on n'a pas même conscience des écrans qui bouchent l'horizon; j'errais à travers un épais brouillard, et je le croyais transparent. Les choses qui m'échappaient, je n'en entrevoyais même pas la présence.
Je suis tellement plus que je ne peux faire !
Si j’avais souhaité autrefois me faire institutrice, c’est que je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin ; je pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce voeu. Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue ; il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de coeurs. En écrivant une oeuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ? Je m’intéresserais à la fois à moi, et aux autres ; j’acceptais mon « incarnation » mais je ne voulais pas renoncer à l’universel : ce projet conciliait tout ; il flattait toutes les aspirations qui s’étaient développées en moi au cours de ces quinze années.
Autour de moi on réprouvait le mensonge, mais on fuyait soigneusement la vérité