A ma grande surprise, c'est le tome 2 qui commence par le fameux "On ne naît pas femme, on le devient".
Ce tome aborde "l'expérience vécue", c'est-à-dire toutes les incarnations, les avatars de
la féminité, et le procès qui commence par l'éducation, puisqu'il s'agit de l'enfance, dans un premier temps.
J'ai d'abord eu l'impression, justifiée, d'avoir déjà lu tout cela : entre les extraits connus, la compilation de tout ce qui se dit depuis
Freud jusqu'aux féministes contemporaines en passant par
Lacan, l'intériorisation des stéréotypes au cours de l'éducation n'a rien de bien original pour une lectrice d'aujourd'hui. le sous-titre est immédiatement justifié par les témoignages abondants qui émaillent l'argumentation
De Beauvoir.
J'imaginais un essai de portée universelle (universaliste ?) mais en réalité, il ne vaut que pour les sociétés patriarcales même si, d'une manière ou d'une autre, les cultures mondiales sont presque toutes patriarcales (l'hyperpouvoir supposé des femmes dans la sphère familiale n'étant pas un matriarcat mais un aménagement du système patriarcal même). Les pudibonderies autour de la sexualité, les simagrées de la souillure - ces fardeaux physiques, moraux, mentaux supplémentaires - autour des menstruations semblent en revanche terriblement judéo-chrétiennes. de plus, malgré la rigueur d'aller investiguer dans toutes les classes, et donc dénoncer à juste titre la double journée de travail des femmes, l'exploration du chapitre de la femme en couple, mariée, décrit beaucoup plus souvent le désarroi d'une femme bourgeoise. C'est notamment dans l'exercice risqué de la synthèse sur le "caractère de la femme" que cela se voit.
A lire dans un XXIème siècle où l'on distingue sexe et genre, et où chacun revendique une expérience privée avec l'un et l'autre, poussant à des alliances de circonstance mais pas à une appartenance aussi large que le sexe, les deux premiers chapitres, leur présent de vérité général et le générique au singulier (la petite fille, la jeune fille) peuvent paraître trop généralisateurs. Mais à pousser dans ses retranchements ce qu'elle affirme, j'avoue qu'en cherchant des équivalents à cela, on les trouve et que les objections que je voudrais faire seraient trop pointues.
Si, je suppose, les deux premiers chapitres ont fait un tel florès que j'ai eu du mal à trouver originaux des constats qui l'étaient sans doute en 1949, j'ai été stupéfaite de lire une hypothèse incroyablement plausible à l'usure de l'éros dans le couple invétéré et que je n'ai lue nulle part ailleurs. Je voudrais pouvoir dire que sa lucidité sur le chapitre de l'amour (partie intitulée "Justifications"... comment certaines femmes tentent de se créer une transcendance à travers la prison immanente de leur vie) est caricaturale, hélas, je ne le peux pas, c'est horriblement bien vu. L'étude du vieillissement ("maturité et vieillissement") est original et intéressant. Je m'incline.
Mais Simone de Beauvoir ne remet pas en question certaines assertions de son temps, qui ont été déconstruites depuis, avec par exemple la dénonciation du fait que les femmes sont plus mal soignées que les hommes parce qu'elles sont peu écoutées, se plaignent moins (alors même qu'elles consomment plus de médecine), et que les normes médicales sont masculines. Voilà ce que Beauvoir reprend à son compte : "Parce que son corps est suspect [à la jeune fille], qu'elle l'épie avec l'inquiétude, il lui paraît malade : il est malade. On a vu qu'en effet ce corps est fragile et il y a des désordres proprement organiques qui s'y produisent ; mais les gynécologues s'accordent à dire que les neuf dixièmes de leurs clientes sont des malades imaginaires (...)". Heureusement, on en est revenu, mais le temps a été long et que de vies perdues !...
Du chemin a été fait, on le mesure souvent, depuis 1949, et même 1976, mais je me rends compte aussi que toutes les femmes n'ont pas suivi la voie de l'émancipation du même pas : certaines l'ont construite, d'autres suivie, mais un nombre non négligeable la négligent, comme un élément du paysage qu'on voit mais qu'on renonce à fréquenter ; elles rencontrent des hommes (et des femmes) qui les en confortent ou non, et les vieux schémas patriarcaux se perpétuent, s'ancrent dans un habitus névrotique attendu, ou la cacophonie continue. Que des hommes se libèrent également des assignations patriarcales, et le choeur de ricanements s'élève, son écho dure, comme celui contre le "mari déconstruit" de
Sandrine Rousseau. Subir dans une sortie sportive les saillies antiféministes d'une célibataire qui veut signaler à celui qui l'intéresse un prétendu avantage qu'il aurait avec elle... Navrante, cette lenteur. A-t-on assez lu cet essai ?
Très agréable à lire, malgré les polices de caractères minuscules des témoignages, on entre facilement dans son écriture, y compris dans les passages plus riches en figures de style, dont Beauvoir n'abuse pas.