Thomas Edison déposa mille brevets avant d’inventer l’ampoule électrique, Winston Churchill perdit cinq élections avant de devenir Premier ministre, la première entreprise automobile de Henry Ford fit faillite et Van Gogh ne vendit qu’une toile de son vivant. Qu’on ne compte pas sur moi pour déposer les armes.
On sent que le métier d'enseignant est, de tous ceux qu'a exercés Scherbius, le seul à l'avoir comblé. "Transmettre à un gosse le goût de la lecture, lui révéler les secrets de la matière, l'initier à une autre langue, je n'imagine pas mission plus gratifiante", avoue-t-il, en réprimant difficilement son émotion. Faut-il voir dans ce plaidoyer le regret de n'avoir pas lui-même bénéficié d'une meilleure formation? Une attaque voilée contre son père, absent pendant les années cruciales de son adolescence? Le besoin de donner un sens à sa vie qui en paraît singulièrement dénuée? Un peu des trois, sans doute.
Je demande à quoi on reconnaît un leader dans une cour de récré.'Facile.Les autres se poilent à ses blagues. Il souffle la fumée de cigarettes par le nez. Il a une fille à son bras. Et puis, il dégage un je-ne-sais-quoi..."
Il ne fait aucun doute que Scherbius cherchait à se faire prendre. Son désir d'imposture, purement ludique d'origine (qu'il paraît loin le temps de la piscine de Bar-le-Duc!), s'est transformé avec les années en un ogre insatiable, qui exige de lui des exploits toujours plus périlleux sans rien lui offrir en retour.
« Quels que soient les mots que j’emploierai pour vous décrire le fond de mon âme, ils ne revêtiront pas le même sens pour vous. Franchement, à quoi bon vous donner l’illusion que vous me comprenez ? »
Scherbius est à la fois le rêve et le cauchemar d'un thérapeute, au point que je serais parfois bien en peine de dire qui est le cobaye de l'autre.
Cela tendrait à prouver que, si certaines maladies se transmettent par le sang ou la salive, d'autres se propagent par la parole. Car les mots contaminent avec une puissance infectieuse sans équivalent dans la nature. Un discours élogieux peut embraser des millions de personnes, qui n'ont pas besoin de se voir ou de se toucher pour communier dans la même ferveur.
Ses déplacements semblent n’obéir à aucune logique. Qu’il erre dans le désert de Gobi ou se fonde dans la foule tokyoïte, on dirait qu’il se cherche et se fuit à la fois. Car cet homme, qui abrite une armée sous son crâne, est absolument, irrémédiablement, seul. Il n’a pas de semblables, tout au plus des congénères.
Hacking avance une autre explication, qui ne surprendra pas mes lecteurs. Comme je le disais dès 1983, nommer une maladie est la plus sûre façon de la faire apparaître. Autour de 1975, dans l’hémisphère occidental, il est devenu possible ‑au sens de tolérer, acceptable – d’abriter des personnalités multiples, c’était un nouveau trouble mental, aussi respectable que l’autisme ou l’agoraphobie. Psychiatres et patients l’ont progressivement intégré dans le spectre des diagnostics. À l’heure où l’anorexie commençait à montrer des signes d’essoufflement, mes confrères Américains ont calculé, avec leur opportunisme coutumier, qu’une cure d’unification de personnalité bien menée (c’est-à-dire pas trop vite) pouvait rapporter des milliers de dollars. Le TPM est devenu le produit de l’année, puis de la décennie.
Cela tendrait à prouver que, si certaines maladies se transmettre par le sang ou la salive, d’autres se propagent par la parole.
Scherbius – je continuerai à le désigner par ce nom étrange, bien qu’il s’agisse à l’évidence d’un pseudonyme – est le patient le plus fascinant que j’ai rencontré. Il ne fait aucun doute pour moi que son histoire prendra place un jour dans les manuels de psychiatrie, entre celles d’Anna O. et de Phineas Gage.