Partir c'était respirer autrement.
Les émigrants ne cherchent pas à conquérir des territoires. Ils cherchent à conquérir le plus profond d'eux-mêmes parce qu'il n'y a pas d'autre façon de continuer à vivre lorsqu'on quitte tout.
Ils dérangeront le monde où ils posent le pied par cette quête même.
Oui, ils dérangeront le monde comme le font les poètes quand leur vie même devient poème.
Ils dérangeront le monde parce qu'ils rappelleront à chacune et à chacun, par leur arrachement consenti et leur quête, que chaque vie est un poème après tout et qu'il faut connaître le manque pour que le poème sonne juste.
Ce sera leur épreuve de toute une vie car lorsqu'on dérange le monde, il est difficile d'y trouver une place.
Mais leur vaillance est grande.
Il y a tant de rêves dans les pas des émigrants qu'ils éveilleront les rêves dormants à l'intérieur des maisons. Cela effraiera peut-être des coeurs endormis. Des portes resteront closes. Mais ceux qui espéraient confusément, ceux qui sentaient que la vie ne doit pas s'endormir trop longtemps, regarderont à la fenêtre. Ils entrouvriront leurs portes et leur coeur battra plus fort.
Les émigrants annoncent que c'est un temps nouveau qui commence.
Un monde où pour mener et le souffle et le pas, il n'y a plus que la confiance.
Ils apportent avec eux le monde qui va, le monde qui dit que les maisons et tout ce qu'on amasse n'est bon qu'à rassurer nos existences si brèves.
Un monde qui est prêt à apprendre une langue nouvelle, même si la peur de perdre sa langue première fait vaciller les sons dans les gorges.
Un monde qui sait que rien n'appartient à personne sur cette terre, sauf la vie.
Que sommes-nous devenus pour que d'autres humains aient le pouvoir de nous ouvrir un pays ou de nous renvoyer là où il n'y a plus de "chez nous" ? C'est quoi une frontière ?
La misère c’est quand votre vie vous manque.
Elle n'était pas seulement la fille de Donato et de Grazia. Pas même seulement une fille de Vicence ou d'Italie. Là, quelque chose de plus vaste avait pris place en elle. Elle était elle aussi une part de la grande humanité inconnue qui tente de vivre, c'est tout.
L'histoire ne fait que répéter les mêmes mouvements. Toujours. Les hommes cherchent leur vie ailleurs quand leur territoire ne peut plus rien pour eux, c'est comme ça.
Maintenant chacun est sur sa route. Toutes les couleurs sont là.
Certaines se mêleront, changeantes et nuancées. D'autres s'éloigneront l'une de l'autre, comme pour mieux se définir. Certaines brilleront de plus en plus, d'autres se terniront. Les couleurs des vies.
Doit-on tout avoir de celui qu'on aime ? Doit-on accéder à son être tout entier ? Est-ce que l'amour ne peut pas accepter la part manquante ?
Avant de quitter la chambre, il a demandé à Hazel d'où venait son léger accent, de quel pays, et après l'avoir regardé pensivement elle a répondu à sa façon brève Le pays de la misère. Surpris, il a demandé Mais encore ? et elle a mis fin à la conversation en ajoutant Peu importe ! quand on a vécu dans ce pays-là, c'est le seul.
A cette femme porteuse de la mémoire de ce qu'elle ignore, elle ose montrer son travail, dans un de ces élans de confiance qu'on ne maîtrise pas, quand la vie vous met au bord de toute chose et que c'est à nu qu'il faut apparaître, parce qu'il n'y a plus que cela qui vaille.