« Tout nuds en leurs chemises, la hart au col, et les clefs de la ville en leurs mains »
Agréable surprise que la découverte de l'écriture fluide et érudite de
Michel Bernard. Raconter la genèse de cette oeuvre importante de Rodin n'est pas chose aisée si l'auteur ne possède pas une solide connaissance historique, accompagnée d'une grande fibre artistique, pour lui permettre d'écrire un roman passionnant sur l'élaboration d'un des chefs d'oeuvre les plus connus de Rodin : «
Les Bourgeois de Calais ».
J'ai admiré la narration et l'imagination créatrice de l'auteur qui s'est inspiré des lettres échangées entre Rodin et Omer Dewavrin quant à la réalisation de l'oeuvre. Il a enfilé le costume des personnages principaux. Il a choisi de sortir de l'ombre un couple, Léontine et Omer Dewavrin, sans la ténacité duquel, cette oeuvre ne serait pas devenue le symbole de la ville de Calais dans le monde entier, sachant qu'il en existe douze exemplaires dans le monde.
Pour les cent ans de la Révolution, Omer Dewavrin, maire de la ville de Calais, notaire de profession, grand amoureux de l'histoire locale de sa région, imagine d'élever sur la place d'Armes, un monument en hommage aux six bourgeois qui se sont offerts en otages au Roi d'Angleterre Edouard III, lors de la reddition de la ville de CALAIS, après onze mois de siège long et cruel, au début de la Guerre de Cent ans, de septembre 1346 à août 1347.
« Eustache de Saint-Pierre, Pierre de Wissant, Jean d'Aire, Jacques de Wissant, Jean de Fiennes, Andrieu d'Andres ».
L'ambiance de la création est parfaitement restituée avec les hésitations de Rodin, ses exigences, son insatisfaction, ses projections sur la représentation de ses personnages selon leur situation sociale et la dramaturgie des évènements. On pénètre les pensées intimes d'Omer, ses méditations lorsqu'il admire les ruelles de la ville de Calais comme lorsqu'il se rend à Paris, assis dans le train, pour visiter
Auguste Rodin. Rien n'échappe à l'auteur et de ce fait, rien ne nous échappe. On se met à table avec nos deux amis dans les gargotes comme dans les restaurants de meilleure réputation. On suit leurs échanges, l'enthousiasme d'Omer comme celui de Rodin : ce dernier cherchant à donner un nouveau souffle à la sculpture, sortir du classicisme. Puis viennent les découragements devant les difficultés qui s'amoncellent, l'incompréhension d'une oeuvre que l'artiste souhaite non académique, les désaccords politiques, la crise économique de 1885 qui sera suivie de la période tragique de l'épidémie du choléra.
C'est aussi la rencontre de deux hommes, Auguste et Omer, que tout sépare mais qui vont se lier d'une très forte amitié sans oublier Léontine, l'épouse d'Omer, qui prendra sa part de soutien dans les moments difficiles.
Les pensées intimes des personnages leur donne une belle consistance. Ils prennent vie sous nos yeux. On visualise parfaitement Omer pénétrer dans l'atelier d'Auguste découvrant Camille qu'il a déjà aperçue lors d'une visite précédente :
« Il reconnut, assise devant une sorte d'établi, la jeune fille toujours appelée Melle Claudel par Rodin, ce qui ne trompait personne. Elle posa sur lui un regard bleu marine avant de le reporter sur l'objet que manipulaient ses doigts graissés par l'argile mouillée. Concentrée sur la tâche, sa pensée appliquait la même force que ses mains sur la matière. Ses lèvres serrées barraient d'un trait dur, étrangement sensuel, le bas de son visage. le Maître n'était peut-être pas celui que l'on croyait ».
On a plaisir à retrouver Monet,
Rainer Maria Rilke et la compagne conciliante de Rodin, Rose Beuret.
C'est un joli voyage dans le temps, sur onze ans, entre 1884 et 1895 auquel nous convie l'auteur de sa plume élégante, un récit qui s'adresse à un large publique, un roman riche d'enseignements. Vous ne regarderez plus les « Bourgeois de Calais » de la même façon sans repenser à ce livre !
« Parfois il se demandait s'il était bien l'artiste qui avait sculpté ces six figures. Il n'aurait pas sur les refaire, il ne savait plus comment il les avait faites. L'avait-il jamais su ? Son oeuvre lui échappait. Ce que ses amis appelaient son génie n'était qu'une énigme dont il cherchait en lui-même les contours, à tâtons. Il regardait ses mains, ses doigts, comme un prolongement mystérieux de son esprit. Cet assemblage de petits os et de cartilages sous le fin réseau des muscles et des nerfs, sous la peau épaissie par l'âge, polie par le travail, savait toujours ce qui était bien, ce qui serait beau, émouvant, et trouvait le moyen de le représenter. Ses mains travaillaient, habiles et précises. Elles avaient la foi. »