Dîner à Montréal

Ne pas risquer d'être heureux pour ne pas risquer de souffrir : je peux comprendre ; ce principe a guidé ma vie sentimentale pendant des années.

Elle dit : on a commencé sans toi. Elle ajoute : tu n'as pas raté grand-chose, j'ai juste raconté notre vie depuis la dernière fois où on s'est vus.
Il éclate de rire : c'est pas grand-chose, les dix-huit dernières années de notre vie ? et ça se raconte en si peu de temps ?
Chacun se croit tenu de sourire en retour à ce trait d'esprit. Pourtant, impossible de ne pas en discerner la cruauté.

Philippe : Mais je te rappelle que toi aussi, à l'époque, tu t'es lancé dans une aventure que tu aurais dû t'interdire.
Paul : Ce n'était pas pareil.
Philippe : Parce que tu n'étais pas amoureux ? parce que je n'étais qu'une maîtresse ?
Paul : Parce qu'on était très jeunes, très irresponsables.
Philippe : Ce n'est pas la réponse que j'espérais, tant pis pour moi.
Paul : Tu espérais quelle réponse ?
Philippe : " Tu n'étais pas ma maîtresse. Et j'étais amoureux. "

Une pause, à nouveau. Cette fois, la peur est palpable. On la sent, cette putain de peur. Elle fait cogner le sang dans les veines. Elle est partagée. Paul me dévisage.
-Tu n'étais pas ma maîtresse. Et j'étais amoureux.

J'ai toujours aimé l'idée que quelqu'un quelque part à un moment donné s'intéresse à nous sans que nous n'en sachions rien, au fait que nous-mêmes nous ayons de temps à autre un élan vers un tiers qui ne peut pas s'en douter. Et parfois, nous nourrissons l'espoir absurde, ridicule, que cette préoccupation soit partagée, comme si convoquer l'image d'une personne provoquait une connexion avec elle.

[...] on ne choisit pas par hasard des gens qui ne s'attachent pas, ça veut dire que soi-même on ne recherche pas la durée [...]

[...] on n'écrit pas des livres pour que les gens les décortiquent devant nous (non les livres ne sont pas des rats de laboratoire qu'on dissèque).

[...] la vraie douleur ce n'est pas d'apprendre des disparitions, c'est d'y survivre.

Oui, cette fois, c'est bien fini. Il n'y aura pas d'après. Il n'y aura pas de deuxième chance. Il n'y aura pas d'histoire qui recommence ou qui continue. Me revient soudain cette phrase repérée quelques mois plus tôt dans un roman de Bret Easton Ellis, une phrase qui avait provoqué en moi une sensation curieuse, proche de la douleur, au point de s'ancrer aussitôt dans mon esprit: "Tout était dans le passé et allait y rester."

Ne pas risquer d'être heureux pour ne pas risquer de souffrir: je peux comprendre; ce principe a guidé ma vie sentimentale pendant des années.

Non, pas de regrets. Mais ne pas regretter ne signifie pas qu’on a oublié. Je n’ai rien oublié.
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