L'art de la marche

Un tour du monde à pied n'exerce aucun pouvoir sur les imaginations. Il ne donne pas d'émotions fortes, il ne produit pas d'images spectaculaires. Personne n'envie ceux qui l'entreprennent ni, inversement, ne craint d'être à leur place. Ce n'est pas un exploit sportif, ce n'est pas une première d'alpinisme, ce n'est pas la conquête d'un sommet ou la chevauchée d'une vague géante. C'est juste quelque chose de très long et de très fatigant, auquel des individus aux motivations confuses acceptent de dédier une part appréciable de leur temps. Qu'y gagneront-ils ? Pas grand-chose, sinon des mollets bien rebondis.

Marcher, c'est accompagner le mouvement de la Terre. C'est donc, en quelque façon, entrer dans la danse des corps célestes, s'harmoniser au cosmos. Rester immobile, au contraire, c'est tomber sous le joug de la gravité, laisser peser sur soi les forces de l'univers et les subir passivement.

Une certitude : je ne marcherai plus seul. De grands aventuriers sont de trempe à franchir tout un continent, flanqués de leur seule ombre ou, à la rigueur, d'un animal de compagnie. Sarah Marquis l'a fait, à travers l'Australie, sans autre partenaire qu'un chien bâté. Je n'ai pas sa vaillance. À mes yeux, les longs voyages à pied n'ont d'intérêt, car d'agrément, qu'accomplis à deux ou à plusieurs.

Je le vérifierai souvent : fontaines d'eau potable, bancs et boîtes aux lettres sont trois éléments du mobilier urbain en voie de raréfaction. Sans doute les communes voient-elles dans leur installation et leur entretien une dépense superflue. Ils s'absentent peu à peu de nos rues, à l'insu des habitants qui ne remarquent rien - jusqu'au moment où les prend l'envie de s'asseoir, où ils doivent poster un courrier urgent.

Il reste que l'avancée paresseuse du tour du monde à pied, ces millions de pas qui, pointés sur la mappemonde, n'allongent le trait bleu que d'un ou deux centimètres, me posent un cas de conscience . Je regrette d'être parti si tard, la quarantaine franchie, même si d'autres marcheurs attendent eux l'âge de la retraite pour se lancer dans l'aventure. En somme, deux périodes de la vie sont propices à de tels départs : la jeunesse , parce qu'on est libre et sans attaches ; la maturité, parce que les enfants ont grandi et ne brident pus nos élans voyageurs.

Ce bassin de retenue a des allures de lagon tropical. L'illusion serait parfaite sans les motos qui défilent , des convois de vingt ou trente engins, grondant et rouspétant , à la fâcheuse invasion desquels je ne peux trouver d'excuse : cette forme de tourisme motorisé, consistant à sillonner les Alpes en cinq jours ou, aussi bien l'Europe en deux semaines, ces courses à toute allure jalonnées seulement de pauses-bières et de pauses-pipis, aux dépens des piétons qu'on bouscule et des vaches qu'on effarouche....très peu pour moi ! Heureusement les motards sont une espèce diurne . Ils disparaissent dès la fin de l'après-midi et nous retrouvons la paix des montagnes.

Pas étonnant que le marcheur, si longtemps, ait été regardé de travers : voici un être libre et furtif , une ombre qui se glisse hors des maisons , sans rien laisser qu'une empreinte de dents dans un morceau de pain et la trace de ses bottes au seuil cendreux de l'âtre. Ainsi les chemineaux d'autrefois : des hommes sans aveu , qui couraient les sentiers en vivant de petites besognes et de menus larcins. On s'en méfiait.