Citations sur L'art de la marche (17)
Ainsi la marche offre-t-elle, mieux qu'aucune autre activité, un condensé de l'existence humaine, une illustration conforme, quoique d'intensité supérieure, de nos œuvres et de nos songes, de ces moments où nous nous sentons misérables, de ces instants pleins d'élans où nous embrassons le monde entier. Marcher, c'est vivre plus, c'est vivre au cube.
Les conditions parfois tendues de ma longue marche m'ont rendu sensible au sort des réfugiés. Dormant dehors deux nuits sur trois, endurant l'extrême chaleur ou l'humidité, inquiet toujours de ne pas trouver d'eau, contraint de porter les mêmes vêtements des jours durant, en butte à la méfiance des riverains et à l'hostilité braillarde des chiens de garde, j'ai eu un aperçu de ce qu'un migrant pouvait vivre, quand il traverse comme moi - à pied - de vastes territoires.
Marcher, c'est accompagner le mouvement de la Terre. C'est donc, en quelque façon, entrer dans la danse des corps célestes, s'harmoniser au cosmos. Rester immobile, au contraire, c'est tomber sous le joug de la gravité, laisser peser sur soi les forces de l'univers et les subir passivement.
Une certitude : je ne marcherai plus seul. De grands aventuriers sont de trempe à franchir tout un continent, flanqués de leur seule ombre ou, à la rigueur, d'un animal de compagnie. Sarah Marquis l'a fait, à travers l'Australie, sans autre partenaire qu'un chien bâté. Je n'ai pas sa vaillance. À mes yeux, les longs voyages à pied n'ont d'intérêt, car d'agrément, qu'accomplis à deux ou à plusieurs.
C'est en cheminant ainsi, dans cette condition d'innocence et presque d'ignorance, que l'homme en mouvement peut échapper aux conditionnements du tourisme et s'ouvrir à une expérience plus juste.
Cela est vrai de tout voyage, mais l'est plus encore du voyage à pied, sac au dos, qui place le marcheur dans un état de vulnérabilité mais aussi d'éveil maximum, de réceptivité extrême à son environnement.
En commençant cette marche, je n'imaginais pas quel profit physique et moral j'allais en retirer. Après deux semaines, je me sentais en pleine forme ; après quatre, j'étais un surhomme qui arpentait la campagne à grandes foulées, dans un état d'exaltation difficile à rendre, chantant à tue-tête, possédé d'un amour inouï pour la nature, pour le vivant, dont m'entouraient des manifestations si généreuses.
Je le vérifierai souvent : fontaines d'eau potable, bancs et boîtes aux lettres sont trois éléments du mobilier urbain en voie de raréfaction. Sans doute les communes voient-elles dans leur installation et leur entretien une dépense superflue. Ils s'absentent peu à peu de nos rues, à l'insu des habitants qui ne remarquent rien - jusqu'au moment où les prend l'envie de s'asseoir, où ils doivent poster un courrier urgent.
Je garde un souvenir amer de la quatrième nuit de mon périple. Arrivé vers vingt heures dans une bourgade des environs de Rodez, je me mets en quête d'un hébergement. J'erre longtemps dans les rues, sage alignement de maisons assez cossues avec jardin, barbecue maçonné, double garage ; les grilles sont cadenassées, les chiens aboient. Habitat moderne ; juxtaposition de cellules autonomes, chacun vit chez soi. Des regards méfiants me suivent d'un bout à l'autre de la propriété. Effet de l'heure tardive, je sens que j'ai déchu du statut de randonneur à celui de vagabond.
Difficile, en France, de suivre les grandes voies de circulation sans songer à la laideur, à l'irréparable laideur du monde que nous avons bâti. Les entrées et les sorties des agglomérations ont longtemps concentré les nuisances. Puis, au gré de l'étalement urbain, les hangars commerciaux en tôle ondulée ont traîné jusqu'au milieu des champs leur chapelet de pancartes et d'enseignes publicitaires. C'est la grimace familière des « zones de chalandise ».
Un tour du monde à pied n'exerce aucun pouvoir sur les imaginations. Il ne donne pas d'émotions fortes, il ne produit pas d'images spectaculaires. Personne n'envie ceux qui l'entreprennent ni, inversement, ne craint d'être à leur place. Ce n'est pas un exploit sportif, ce n'est pas une première d'alpinisme, ce n'est pas la conquête d'un sommet ou la chevauchée d'une vague géante. C'est juste quelque chose de très long et de très fatigant, auquel des individus aux motivations confuses acceptent de dédier une part appréciable de leur temps. Qu'y gagneront-ils ? Pas grand-chose, sinon des mollets bien rebondis.