Ce qui me fait tenir toute la journée, c'est de savoir qu'à 17h30, je traverse la ville et je retourne chez moi. Ce soir, je taperai un petit basket avec Dylan. On prendra une bière ou deux, à moins qu'il n'ait de quoi fumer.
La vraie vie, quoi.
A chaque nouveaux voyages une nouvelle vie à usage unique.
"Hantez le texte, Silber. Soyez l'ombre de vous même."
A partir du moment où vous vivez avec des êtres humains, vous avez des relations complexes. C'est l'essence même de la vie.
il y a un moment où c'est important d'être égoïste. Tu vis pour toi, pas pour les autres.
Je me suis écroulé dans un fauteuil et j'ai continué à chialer - je ne parvenais pas à mettre un mot derrière l'autre, ni à me maîtriser. Elle s'est assise à côté de moi, et elle m'a tenu la main. Je voyais qu'elle était très inquiète. Elle devait croire qu'il y avait mort d'homme. J'ai tenté de la rassurer. Le seul homme mort, c'était moi. Ce n'était rien.
Tout seul.
Seul à cette table aussi, au fond, à droite. Personne pour s'asseoir à côté de moi. Normal. Ils se connaissent tous, ils étaient déjà à Clemenceau l'an dernier - à part les neuf ou dix énergumènes qui ont voulu faire l'option théâtre ici parce que, paraît-il, c'est la meilleure du département, voire de la région. Eux aussi, ils ont déjà noué des liens. Au début, ils étaient prêts à m'inclure dans leur groupe, mais quand ils ont su que je venais de Saint-Ex, et surtout que je ne suivais pas les cours d'art dramatique, comme ils disent, ils m'ont vite laissé de côté. Je ne m'en plains pas. Je n'ai pas envie d'être aggloméré. Je ne fais pas partie de cette classe. Ni de ce lycée. Ni de ce coin de la ville. Je suis un électron libre. Voilà. J'aime bien me dire ça, "électron libre", ça me rassure.
DÉJÀ CINQ JOURS QU'ON EST RENTRÉS. Je raye avec application les pages de mon agenda. Je me demande combien de temps je vais tenir. J'écoute d'une oreille le cours d'histoire-géo. Ce qui est bien, avec cette matière-là, c'est que tu peux t'absenter mentalement sans aucun problème. On ne te demande pas de participer. Tu prends des notes ou tu fais semblant et ça suffit pour faire le bonheur du prof, Largentier.
Je m'évade. Je me demande ce que font les autres, à Saint-Ex, mon ancien bahut. Mais c'est idiot. De toute façon, la classe de seconde de l'an dernier a été éclatée - il y a tous ceux qui, comme Dylan, sont passés en STMG, pour faire dans le commercial ou pour glander ; les quelques têtes de classe qui sont maintenant en scientifique ; ceux qui ont quitté le lycée, les trois ou quatre redoublants et la poignée qui a opté pour ES. Je crois qu'il n'y a qu'Astrid et moi qui ayons choisi la filière littéraire. Enfin, "choisi", c'est un bien grand mot dans mon cas même si, au fond, c'est ce qui m'intéresse le plus. J'aimerais bien savoir ce que devient Astrid. Je l'aimais bien, cette fille. Elle ne faisait pas d'histoires, ne fayotait jamais, ne rentrait pas dans les conflits. Elle suivait son chemin. Je pourrais lui téléphoner. J'ai son numéro de portable. Mais bon, je ne sais pas trop ce que je lui dirais. On n'était pas proches, non plus. Elle riait de temps à autre aux blagues qu'on faisait, avec Dylan, et puis c'est tout. Je me demande qui ils ont en histoire-géo. Je n'ai eu aucune nouvelle de personne, excepté Dylan, depuis que je suis ici.
Un metteur en scène, avant de vraiment mettre en scène, il rêve, il visite les personnages, il trouve des similarités, des dissemblances, il fait le tour du propriétaire. Et ensuite, il frappe dans ses mains, il sonne le rappel - fini de jouer, au travail.
En classe, vous jouez. Constamment. Tous. Vous avez vos petits rôles que vous vous êtes distribués, ou que d'autres vous ont distribués. Et vous vous jouez la comédie, toute la journée. L'intéressant, Silber, chez vous, c'est que le changement d'établissement vous a poussé à changer de rôle. C'est comme une mue, pour les reptiles. Vous êtes le même mais vous avez été obliger d'abandonner votre vieille peau à l'extérieur. Par moments, ça doit tirer et être douloureux, mais c'est avec la douleur et le souvenir de la douleur qu'on fait du bon théâtre, n'est-ce pas ?