La question de l'amour est sans réponse. Ce n'est pas qu'elle soit compliquée. C'est que ce n'est pas une question - juste une évidence, un grand sentiment de calme, un trait de peinture bleu sur les paupières, un frisson de sourire sur les lèvres. On ne répond pas à une évidence. On la regarde, on la contemple. On la partage silencieusement, de préférence silencieusement.
Il n'y a rien d'autre à apprendre que soi dans la vie. Il faut bien en passer par quelqu'un, par quelque chose pour apprendre qui on est.
Elle pense au bonheur, à ce bonheur que personne ne peut vous prendre, parce que personne ne vous le donne.
Elle a treize ans, quatre de plus que sa soeur Anne. Ce n'est pas facile d'être la première née d'une famille. C'est si peu facile qu'il faut commencer par prendre soin des parents, par les orienter, discrètement dans leur apprentissage laborieux de parents.
Isabelle est en miettes dans son sommeil. Elle est éparpillée en dizaines d'Isabelle qui marchent dans le noir, le long des rues de Bruges, ce qui fait qu'au réveil elle n'ouvre pas tout de suite les yeux : elle essaie d'abord de réunir ces filles qui lui ressemblent.
Il y a cette expression idiote : tourner la page. Elle est idiote parce qu'elle fait de la vie un livre qu'on lirait sous la lampe, tranquille, alors que ce livre on ne peut rien en voir, pas même le titre, puisqu'on est dedans, puisqu'on a le cœur plein d'encre, de boucles et de déliés. La page où l'on se trouve, qui donc peut la tourner.
Le bonheur. Le bonheur c'est dix-huit ans et dix-huit ans ça pousse tout seul au-dessus de l'abîme, ça fleurit sur le vide, ça tient dieu sait comment.
Le bonheur. Le bonheur c'est un épervier flottant sans effort sur le ciel, porté par l'air et le silence, du malheur qui plane, serein, contemplatif, juste avant de fondre sur sa proie, de s'en saisir et de la déchirer.
Le bonheur. Le bonheur c'est une neige sur la montagne, une neige lumineuse, argentée, bleuie, parfaite, une neige trop poudreuse qui ne tient pas, qui glisse au premier bruit et c'est l'avalanche du chagrin, la coulée aveuglante du désastre.
Il rêve et dans son rêve il y a des sucs, des rougeurs d'abeille, des noirceurs de confiture.
Le bonheur c'est l'absence, c'est d'être enfin absente à soi, rendue à toute chose alentour.
Veuillez nous attendre ici, mademoiselle. Elle ne peut retenir un sourire devant ce "nous" princier, devant le sérieux de ce visage encore barbouillé du lait des études.