"L'homme qui n'existait pas" est un one-shot BD paru en 2012 aux Ed. Futuropolis. Il est signé Cyril Bonin.
Tout du long de la soixantaine de pages que compte l'album se déroule le destin singulier d'un anti-héros dans la force de l'age: Léonid Miller. C'est un homme lambda, falot et solitaire, désabusé de lui-même, des autres et du monde. Il n'est plus en phase avec les fréquences humaines qui l'entourent, ne vibre plus à l'unisson d'une société qui file sans lui vers des horizons qui ne sont plus les siens.
La 4 de couverture le propose en outre:
"Cinéphile, passionné par les histoires qui défilent sur les écrans des salles obscures,...[qui]...découvrira bientôt qu'on ne peut se détourner impunément de la réalité.
De fait, un soir, il disparaît littéralement..."
Seuls comptaient le 25 images/seconde, la réalité virtuelle trompeuse de ce qui s'anime sur la toile blanche des ciné-clubs de quartier. le voici maintenant et désormais: silhouette mobile en flaque de lumière verdâtre, plaquée en 2D sur le décor de son quotidien, fantôme tremblotant au bout du cône lumineux d'un projecteur magique.
"Il lui semblait...[ ]... que les personnages de fiction avaient une présence bien plus dense et plus profonde que la plupart des gens...que la sienne en tout cas."
Personne ne le voit ni ne l'entend, ses mains passent au travers des choses et des gens. Ni vivant, ni mort; juste dans l'entre-deux, au coeur de l'inexistence, il ne manque à personne, se sent désormais assigné au néant ... si ce n'est que quelqu'un l'attend, un être qui... mais la suite appartient au récit.
Dans les bacs du bouquiniste, sans le titre qui déjà promettait de coller à merveille au propos de la 4 de couverture, sans les pages feuilletées à la hâte qui montraient que j'étais en pays du "Passe-muraille" de Marcel Aymé (que j'avais tant apprécié), je serai passé à côté. le pitch onirico-fantastique, par résurgence mémorielle, a fait remonter des récits similaires déjà lus et aimés. J'en ai voulu retrouver l'ambiance. Bien m'en a pris. Un autre Garou-Garou m'attendait au creux de dessins attirants et sur le fil d'un scénario précis.
Vous souvenez-vous du "Passe-muraille" (1941), une nouvelle célèbre, teintée du Fantastique soft typique de Marcel Aymé ? Pour mémoire, elle décrit le destin étrange et tragi-comique d'un Monsieur-Tout-Le-Monde à qui est accordé subitement le pouvoir surnaturel de traverser les murs. le don offert et finalement repris, oscillant entre bienfait et malédiction, lui permet de transgresser son morne quotidien, d'améliorer l'ordinaire par le vol. Etrange itinéraire de voyeur vite désabusé jusqu'à un épilogue pour le moins logique et définitif.
La nouvelle d'Aymé et le roman graphique de Bonin ont les mêmes qualités: la facilité de lecture et de compréhension, un style d'écriture de qualité, un Fantastique classique lentement et habilement mené à conclusion, sans hâte ni précipitation excessive. Bonin, en nos temps modernes où le Fantastique se déguise de Gore et d'Horrifique brutal, se montre au culot en décalage doux et poétique, presque romantique. A près de 80 ans de distance, l'écrivain et le dessinateur-scénariste usent des mêmes armes: celles de la douceur de contes faussement simples, comme racontés à de vieux enfants à deux doigts du sommeil; celles de deux thèmes voisins en empreintes fortes sur la banalité du quotidien; celles de la nouvelle littéraire qui va à l'essentiel et ne s'embarrasse pas de digressions. Les récits plongent le lecteur dans des atmosphères d'essence identique, douces et intrigantes, oscillant sans cesse entre rêve et réalité, entre conte et étude psychologique serrée d'anti-héros inattendus. La nouvelle donne de leurs existences les font osciller entre attirance et désespoir.
Les deux récits se posent au plus près du lecteur, les messages portent et marquent. Au final, le souvenir d'avoir lu et apprécié l'un et l'autre s'incruste durablement en mémoire. Bonin use de l'hommage et ne s'en cache pas: il a déjà adapté "La belle étoile" d'Aymé en BD chez le même éditeur.
Le parallélisme avec Aymé coexiste avec un rapprochement à établir avec un auteur US de Fantastique (1917-1994): Robert Bloch* (le scénariste de Psychose d'Hitchcock). Passionné et professionnel de cinéma, une de ses nouvelles est en rapport direct avec notre propos: il y imagine que son héros immatériel peut, à volonté, se déplacer d'une pellicule ciné à l'autre, d'une scène hollywoodienne mythique à l'autre. On le voit à l'écran, toujours en arrière-plan, dans la foule anonyme des figurants, jamais à la même place d'un visionnage à l'autre, toujours enclin à induire une uchronie cinématographique dans les milliers de films qu'il squatte temporairement. Il est peut-être aussi là, face à nous, au coeur du recueil de Marcel Aymé, entre les pages colorées de l'album de Cyril Bonin. Jamais, d'une lecture à l'autre, dans les mêmes phrases de l'écrivain, au sein des mêmes vignettes de Bonin, toujours enclin au clin d'oeil souriant à nous adressé.
*: peut-être est-ce Robert Matheson, après tout ? Quelle importance..? Je les confond toujours, tous les deux, dans les mêmes intentions fantastiques (peu les sépare), au creux de la même époque (ou presque), dans leurs penchants immodérés et obsessionnels pour le cinéma, dans la supériorité de l'un et l'intérêt presque fanique que je porte à l'autre...?
PS: Je viens de vérifier. C'était bel et bien Robert Bloch. Le titre de la nouvelle est "Le monde de l'écran"; elle est parue dans le recueil "La boite à maléfices" (Autres temps autres mondes,Casterman ed.)
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