Citations sur Héritage (156)
Quatre ans après son arrivée au Chili, Étienne Lamarthe était devenu le meilleur parti de la région. Il se maria avec Michèle Moulin, fille de riches Français qui possédaient des fabriques de chaussures. Ils eurent deux filles : Danièle et Thérèse. Elles grandirent dans un univers d’opéras et de symphonies, étudièrent le solfège avant l’espagnol et leur premier mot fut une note.
Il envoya près de mille missives qui finirent dans mille tiroirs d’un autre continent, parfois avec six mois de retard, comme des fragments de mémoire, que les mères gardèrent dignement en souvenir parmi des foulards de cueca et des tablettes en cuivre, mille lettres qui se défendirent contre les mites et l’oubli, jusqu’à ce qu’une autre génération vînt les lire à nouveau.
Bientôt, Lonsonier s’habitua aux saisons inversées, aux siestes en milieu de journée et à ce nouveau nom qui, malgré tout, avait conservé des sonorités françaises. Il sut annoncer les tremblements de terre et ne tarda pas à remercier Dieu pour tout, même pour le malheur.
Plus de robe de mariée, plus d’ambre de mélasse, plus d’artifices, ils étaient arrivés à un âge où l’on a besoin d’une simplicité automnale pour faire l’amour.
Ils voulaient construire un moulin alors qu’ils interdisaient le vent.
Ilario Da était si brisé, si humilié, si exténué, que Margot comprit qu’il rentrait d’un enfer encore plus sombre que le sien. Dans la confusion de ce retour, comme tous les Lonsonier, elle se mit à remplir précipitamment la baignoire, convaincue par un héritage familial que le bain était un des seuls remèdes au malheur.
A dix-huit ans, il avait adopté l’attitude des existentialistes, toujours une cigarette aux lèvres, un air pénétré, vêtu d’un manteau de feutre à carreaux, l’haleine assombrie par dix-sept cafés avalés dans la journée. Il pouvait alors s’attarder des heures sur un détail de l’histoire sans en perdre le fil et se révéla être un puits intarissable de retournements. Il était aussi envoûtant qu’un tribun, aussi malin qu’un diseur de fortune. Il savait soigner les pauses, entraîner des silences de tension narrative, contenir l’émotion d’un personnage pour ne pas briser l’élan, expliquer sans dire, inventer une astuce pour relancer le récit et dresser un paysage si réel, si fidèle, que celui qui l’écoutait avait l’impression d’y être tout entier.
A cette époque, Ilario Danovsky apprit à piloter les avions les plus capricieux. Peu à peu, il comprit que sa réussite militaire dépendait de sa détermination, de sa vaillance. Il n’avait pas le même goût ardent pour l’aventure et le danger que Margot, mais cette différence ne fit qu’enrichir son enseignement. Cette équipe à deux, cette complicité chilienne, se para du prestige de la camaraderie qui est à la fois liberté et cloître. Ils prirent le même visage, le même sang, la même colère.
… mais Aukan lui répondit avec une pointe d’inquiétude dans la voix :
- Visiblement, nous vivons dans un monde où toutes les races ne peuvent cohabiter.
Sur le moment, Thérèse ne releva pas cette phrase et, bien qu’elle fût une femme renseignée, ne vit pas non plus l’allusion à la situation en Europe. En Amérique latine, ce n’est que très tard que les journaux commencèrent à parler d’un étrange personnage, un chancelier allemand qui attirait vers lui les foules et promettait de trouver les coupables de la crise économique. Des rumeurs couraient qu’une guerre pouvait éclater, que la montée du nazisme gagnait les classes les plus vulnérables, et toutes ces nouvelles arrivaient en caravane avec une telle certitude, une telle évidence, que Thérèse en conclut qu’elles ne pouvaient pas être vraisemblables.
Elle n’éprouva ni vertige, ni crainte. Seulement la puissance animale de cinq cents chevaux de métal qui l’arrachèrent du sol en dépliant leurs ailes fauves. Elle monta si haut qu’elle eut l’impression que le pays tout entier lui apparaissait d’un seul coup. De gros nuages se fendaient en bosses et protubérances. Les formes étaient courbes, galbées, bombées comme des jarres, suspendues comme des coraux, pleines de veinures secrètes, tout obéissait à des emblèmes féminins. Elle confirma à cet instant que le nom du ciel ne pouvait pas être masculin. Elle ne pouvait croire que les premiers aviateurs aient été des hommes. A le voir, le ciel était d’une féminité explosive, aux rondeurs corollaires. Cette demeure était faite comme un nid, un sein, prouvant que les premières civilisations des nuages avaient été matriarcales.
De ce vol, tous ceux qui suivirent se vouèrent à recueillir l’écho.