Citations sur Héritage (156)
Un soir, alors qu’Ilario Da revenait de l’école, il demanda à sa mère sur le chemin de la maison :
- Qui est mon papa ?
Margot se dit que tout le monde avait droit à la vérité, même les enfants. Elle répondit donc avec la plus grande honnêteté :
- C’est moi.
Thérèse était alors au sommet de sa grâce. Elle avait quarante-quatre ans et son air d'Occitane, énamourée et avenante, éveillait chez les autres une confiante chaleur. Bien qu'elle eût une tendre expression de fleur fanée, elle appartenait à cette catégorie de femmes qui, par l'architecture de leurs traits, par la justesse de leurs formes, demeurent, par-delà les années, loyales à leur jeunesse.
Le soir même, Lonsonier quitta ce pays de calcaire et de céréales, de morilles et de noix, pour s'embarquer sur un navire en fer qui partait du Havre en direction de la Californie. Le canal de Panama n'étant pas encore ouvert, il dut faire le tour par le sud de l'Amérique et voyagea pendant quarante jours, à bord d'un cap-hornier, où deux cents hommes, entassés dans des soutes remplies de cages à oiseaux, jouaient des fanfares si bruyantes qu'il fut incapable de fermer l'oeil jusqu'aux côtes de la Patagonie.
Jamais, pendant toutes les années qui suivirent, Lazare Lonsonier ne put repenser à la guerre sans subir la tempête amère de cette époque et même lorsqu'il se rétablit, et qu'il eut l'autorisation de sortir, il ne put retrouver dans son coeur les légèretés d'autrefois.
- Ces citrons sont des souvenirs de famille. lui dit-elle
Le lieutenant apparut. Il se pencha vers Thérèse et posa un genou à terre.
- Est-ce que vos oiseaux sont communistes, Madame ?
Thérèse releva le menton vers le lieutenant et croisa son regard arrogant. Alors il dégaina un pistolet de sa ceinture et tira sur le premier oiseau qui s'avança du grillage. Toute la volière s'affola...
- Quand tu iras en France, tu rencontreras Michel René. Il te racontera tout.
Ce nom se passa de génération en génération, pendant un siècle, avec la prudence d'un talisman.
Il devait se souvenir longtemps du moment où, entrant dans son réduit à outils, il aperçut Michel René pour la première fois sans casquette et découvrit qu'il avait les cheveux longs, mais qu'il les coiffait avec un filet noir pour les retenir. Puis, il détailla ses hanches et les trouva plus généreuses, plus gonflées que celles d'un homme. La chemise, légèrement déboutonnée, laissa apparaître une poitrine jeune et ronde, et Lonsonier comprit à cet instant que Michel René était une femme.
Le jour de sa mort, il dirigeait. Agrippé à son pupitre, la baguette à la main, il en était au troisième mouvement, quand il entendit brusquement dans sa poitrine trois coups de brigadier. Un silence complet s'ensuivit à l'intérieur, un rideau de velours brouilla sa vue, et il eut l'impression d'entrer pour la première fois dans une œuvre dont il ne connaissait pas la partition. Il ne laissa rien paraître et eut l'élégance de mener la répétition à son terme, si bien que personne ne remarqua que le cœur d'El Maestro venait de s'arrêter. A la fin, il s'écroula sur scène.
Son cœur était comme la vigne de son jardin, plantée vingt ans auparavant le jour de sa naissance, qui avait pris des tons mornes et une odeur repoussante, presque sans feuillage, dont la sève ne donnait plus de raisins. (p. 36)