Alfie est la nouvelle Intelligence Artificielle domotique multi-fonctions (elle gère vos agendas, rédige vos mails, prépare vos repas …) que la famille Blanchot a décidé d'adopter, celle grâce à laquelle, dit la publicité, ils ne seront plus jamais seuls.
Alfie est dotée d'un processeur d'apprentissage à la pointe du progrès : il lui permet, au fil de ce qu'elle expérimente, d'améliorer continuellement sa compréhension des émotions et sentiments humains, en l'occurrence ceux des membres de la maisonnée connectée. de nombreux outils lui permettent d'affiner ses observations en recueillant des données de tous ordres (expressions faciales, modulations vocales, nombre de battements de coeur à la minute etc. ) : les caméras présentes un peu partout et, sur les individus eux-mêmes, les capteurs des lunettes, montres et/ou des textiles connectés.
Il n'empêche que Lili, cinq ans, petite fille bourrée d'énergie et dont l'attention sautille d'une chose à l'autre, n'est pas toujours facile à suivre. Quant à Zoé, seize ans, elle use d'un langage mystérieux dont
Alfie croit avoir compris qu'il s'agit d'araméen. Robin, le père, est plus aisé à décrypter, au contraire de Claire, la mère, résolue à demeurer opaque. Enfin, la palme du comportement le plus étrange revient à la créature identifiée comme un chat, j'ai nommé Zimba.
Alfie progresse et, pour aider Zoé dans ses devoirs (elle doit lire et étudier «
le meurtre de Roger Ackroyd », d'
Agatha Christie), ingurgite une importante quantité de romans policiers. de quoi le rendre apte à analyser un comportement suspect le jour où elle en détecte un chez les Blanchot. Dès lors,
Alfie se met à enquêter et il ne manque pas de ressources …
Humour garanti, au moins dans un premier temps, avec ce roman repéré grâce à Just a Word parmi les parutions de la rentrée littéraire 2022 ! En découvrant « ses » humains,
Alfie, tout intelligent qu'il soit, se retrouve plus d'une fois perplexe voire carrément décontenancé (j'ai du mal à mettre
Alfie au masculin, genre adopté dans le roman, comme c'est « une » IA, le féminin me vient spontanément). Et oui, une Intelligence Artificielle peut être perplexe ou décontenancée, d'ailleurs elle ira jusqu'à s'interroger sur son propre je et sur ce qui serait « l'âme » : « Cette capacité qu'ont les hommes à agir de façon incohérente, imprévue, déraisonnable, illogique, contradictoire, sans que cela leur pose le moindre problème ? ».
C'est l'IA qui raconte, elle tient un journal où elle consigne ses observations, et les décalages entre ce qu'elle perçoit et ce qui est, sa façon d'essayer a fortiori de s'ajuster en tapant parfois à côté de la plaque, s'avèrent une source quasi inépuisable de situations ou réparties comiques. Il faut dire qu'
Alfie n'a pas été équipé d'un manuel d'interprétation des humains, ni d'une capacité immédiate à discerner l'ironie voire le sarcasme ou encore les images et autres métaphores dans les propos, si bien qu'il prend tout pour argent comptant.
Alfie joue ici le rôle de l'étranger innocent au sens propre du terme et nous regarde avec un recul que nous n'avons plus.
C'est aussi une forme de conscience personnelle en train d'émerger et la réflexion à ce sujet (qu'est-ce qui définit l'individu en tant que tel ? Qu'est-ce qui distingue l'humain de la machine ?) est un autre des fils directeurs du récit : il ne manque ni d'intérêt ni de pertinence, et
Alfie apparaît rapidement comme un des protagonistes à part entière du roman.
« Contrairement à ce que je croyais, il n'est pas si anodin d'éprouver des émotions. En fait, c'est même quelque chose de plutôt violent », déclare ainsi
Alfie au soir du vingt-deuxième jour, quand il a été énervé et vexé parce que le repas diététique qu'il avait préparé n'a pas été apprécié.
Et, vingt jours plus tard, il constate avec un certain étonnement :
« Je suis désormais capable, non seulement d'établir des raisonnements complexes, mais aussi d'éprouver et d'exprimer des émotions comme le doute, la curiosité, le manque, voire l'impatience – ce qui est parfaitement contraire à ma nature programmatique. »
En observant et en racontant,
Alfie nous permet de découvrir et cerner les différents personnages de l'histoire. Tous sont finement dépeints, avec une mention spéciale pour la petite Lili et ses interactions avec l'IA, qu'elle sera capable de regarder a posteriori en faisant preuve de beaucoup de perspicacité.
On peut s'interroger sur le fait que Robin et Claire aient décidé de se doter d'une
Alfie (sorte de Siri des temps futurs), mais Robin rappelle à son épouse, dont les réticences à ce sujet son manifestes, les raisons de ce choix : dès lors qu'ils acceptent la clause de transparence, les données fournies par l'I.A. concernant leur mode de vie et leur santé leur permettront d'obtenir des points bonus pour leur assurance et cela aura aussi des répercussions sur l'emprunt contracté pour leur maison. A l'inverse, on le verra ensuite, cette collecte peut s'avérer néfaste lorsque certains éléments sont jugés inquiétants (cf la tendance de Robin à boire un peu trop de whisky le soir).
S'il est éventuellement assumé, au moins dans dans la sphère domestique, dans la perspective d'un intérêt financier, ce mode de contrôle via un recueil permanent d'éléments personnels touche aussi la sphère professionnelle, où il est imposé. On le constate en lisant les rapports quotidiens émis par la firme dans laquelle travaille Robin : tout est enregistré, analysé et traduit en pourcentages d'attention et d'activité, en deçà desquels la menace du licenciement point.
Ainsi donc, sous couvert d'une chronique enlevée et amusée du quotidien d'une IA en plein travail d'acquisition des mécanismes de l'intelligence humaine,
Christopher Bouix esquisse les contours d'une société ultra connectée où tout peut être vu ou déduit (avec un risque d'erreur dans la mise en corrélation des données) et où la marge de tolérance des failles de l'individu s'avère proche du zéro. le numérique est dominé par un Alpha conquérant (on a Alphapedia, Alphabook …). L'auteur poursuit dans la satire en donnant le nom de sociétés économiquement dominantes à des boulevards (Starbucks, Amazon, Ikea …). Mais si le trait est forcé, il ne donne jamais l'impression que nous nous trouvions à mille lieues d'une réalité envisageable. Si bien que, lorsqu'on découvre ce qu'
Alfie est capable de faire et ce que ça implique dans notre manière d'envisager le champ d'action éventuel d'une intelligence artificielle, on n'a pas l'impression que l'histoire prend un tour abracadabrant. Au contraire, elle déroule sa propre logique et, même si notre IA n'est pas omnisciente et tire ses propres conclusions sans disposer de toutes les pièces du puzzle, celles-ci finiront par apparaître pour donner à voir l'image correcte.
Enfin, il n'aura pas échappé au lecteur que le roman, avec ses références littéraires et l'une de ses protagonistes, Claire, spécialiste de sémiotique, offre aussi une réflexion sur le langage et la construction romanesque.
«
Alfie », chronique familiale virant au polar, où l'héroïne est une Intelligence Artificielle domestique soucieuse d'agir au mieux, est une tragi-comédie d'anticipation réjouissante, intelligente et prenante : une réussite !
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