Sortir avec lui s’était révélé éprouvant pour les nerfs, et deux ou trois virées nocturnes avaient suffi à Claude-Éric pour constater qu’il ne pouvait pas lutter avec un homme possédant un tel charisme. Interrogé crûment à ce sujet, Fabian s’était contenté de répondre qu’il adorait les femmes et qu’elles devaient le deviner. Cependant, à force de jouer les don Juan, il n’avait pas vu arriver le danger et s’était finalement fait prendre au piège. Lorsque, quelques années plus tôt, il avait appelé Claude-Éric pour lui demander comme un service personnel de faire engager sa petite protégée au Quotidien du Sud-Ouest, il n’avait pas donné de détails, mais à l’évidence, il était enfin amoureux. La fille s’appelait Lucrèce Cerjac, elle était ridiculement jeune.
Derrière la vitre du taxi, le paysage défilait, familier. Chaque fois qu'elle revenait à bordeaux, Lucrèce se sentait de nouveau chez elle, et à chaque fois, elle éprouvait une bouffée de mélancolie. Pourtant elle menait exactement la vie qu'elle voulait à Paris.
Maintenant qu’il connaissait sa peau, sa chaleur, sa façon de gémir de plaisir, comment pourrait-il supporter de la savoir dans les bras de Fabian Cartier ? Disait-elle les mêmes mots, faisait-elle les mêmes gestes avec lui ? Cette perspective lui donna la nausée et il faillit arrêter sa voiture. Jamais, de toute son existence, il n’avait fait l’amour avec une telle passion. Au moins, il était certain d’avoir su la satisfaire, mais ce n’était pas une consolation. Décidément, il était fou d’avoir cédé à la tentation, le prix à payer pour cette nuit unique allait être exorbitant.
Quitter la France revenait à quitter Lucrèce, or il en était incapable. La jeune femme s’était imposée dans sa vie malgré lui, prenant de plus en plus d’importance, et il avait rompu avec son passé d’homme à femmes sans attaches. Il avait beau savoir que leur différence d’âge condamnait leur histoire à plus ou moins brève échéance, il ne pouvait pas se résoudre à s’éloigner délibérément. Il l’aimait, il souffrait de la voir trop rarement, mais il ne lui en montrait rien, persuadé que c’était la seule façon de la garder encore un peu.
En devenant sa maîtresse, elle donnait la preuve qu’elle pouvait conquérir sans peine un homme de cette génération-là. Une illusion stupide, que Fabian lui avait fait perdre en quelques heures, la ravalant au rang de gamine inexpérimentée. À l’époque, il collectionnait les succès, adorait les femmes, excellait à les combler, mais ne passait jamais deux nuits avec la même. Lucrèce avait été une exception pour lui. Leur relation épisodique avait duré. Non seulement il avait révélé toute la sensualité qui sommeillait en elle, mais il l’avait réellement épanouie. Sans aucun serment d’amour, sans la moindre contrainte, leur histoire était devenue une liaison.