Un portrait ne vaut que par ce que le photographe entend y mettre---Richard Avedon
Ici, pendant l'été, la vie est mince et maigre comme la trame d'un vêtement solide mais usé ; et puis il y a ces instants d'une douceur inoubliable, peut-être parce qu'ils sont payés si chers. Et il n'est raisonnable d'en demander davantage.
Mon mur-théâtre, je l'ai vendu à un magazine de Tokyo. Deux rédacteurs d'abord, qui se repassaient les photos, perplexes. Puis, quatre, puis huit, puis seize. Eux aussi, pendant des années, ils étaient passés devant sans le voir. Voilà ce qu'on récolte à toujours prendre le taxi ou le tram.
Cela m'a fait à peu près la moitié d'un billet pour l'Europe...
Réflexions d'un juré de la Triennale 78
Il m'est difficile de repenser aux quelques cinq mille photos que nous avons vu défiler sous nos yeux en décembre dernier sans tomber dans la réflexion historique, sans remonter à l'époque où Delacroix ayant vu les clichés de Nadar écrivait dans son journal (je cite de mémoire) "C'en est fait de nous autres". il voulait dire par là que ce nouveau procédé qui fixait, de façon encore bien imparfaite, la lumière, le visage et l'instant allait priver les peintres de l'essentiel de leur clientèle. Il se trompait. En fait, loin de supplanter la peinture, la photo en fut très longtemps l'humble écolière, retouchant à la gouache les yeux, les modestes bijoux, le pli des pantalons, utilisant des fonds et composant des natures mortes, véritable peinture du pauvre, avant de s'apercevoir qu'elle avait une autre vocation qui était d'arrêter le temps (...) (p.67)
Carnets noirs
Les photos d'Alain Humerose sont pour moi "littéraires". au meilleur sens du terme. Je veux dire que ses "carnets"- variations sur des thèmes insolites ou quotidiens- me font penser à des nouvelles, à Mansfield ou à Buzzati. Chacun d'eux pose une question, propose une énigme et fournit les éléments d'une réponse, l'ébauche d'une solution. On est intrigué, on voudrait en savoir plus.
(...) La fiction du noir et blanc, si ancienne et coutumière qu'on l'oublie, accentue le caractère énigmatique et "romanesque" des images(p.119)
A la mi-Aout je suis rentré d'Extrême-Orient et, pendant deux semaines j'ai flotté comme un nuage de beau temps au-dessus de mon jardin où les citrouilles grossissaient et rougissaient. Soudain, inexplicablement tout s'est gâté. Je suis en pleine mue, en désaccord total avec ce qui est ma vie. Plus précisément, je me sens inférieur à tout ce qui m'entoure : famille, amis, travaux en cours, livres, arbres. Toutes choses longtemps rôdées, que j'aime et dont je me sens étrangement prisonnier. Les fumées de Chine une fois retombées, je ne sais plus pourquoi j'existe. En fait, je ne suis plus bien certain d'exister.
Un chien - même aussi dégénéré qu’un caniche- ou une impératrice chinoise en costume d’apparat ne sont pas séparés en deux par leur collier ou leur pectoral de jade : ils restent d’un seul jet; alors que la duchesse d’Ascot ou Albert Einstein en pied m’apparaissent irrémédiablement comme des guillotinés recollés.
Ici, pendant l’été, la vie est mince et maigre comme la trame d’un vêtement solide mais usé; et puis il y a ces instants d’une douceur inoubliable, peut-être parce qu’ils sont payés si cher. Et il n’est pas raisonnable d’en demander davantage…