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Critique de JustAWord


L'imaginaire aime à s'installer là où on ne l'attend pas, et on le retrouve ces dernières années de plus en plus souvent mêlées à des registres plus généralistes voire proto-historique.
C'est pile ce que tente l'Anglaise Sarah Brooks avec son curieux Comment voyager dans les Terres oubliées qui vient de paraître dans l'Hexagone chez Sonatine sous une traduction signée Heloïse Esquié, et qui semble avoir connu un beau succès au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Pour l'occasion, on peut dire que Sonatine a mis les petits plats dans les grands et nous offre un objet-livre magnifique avec couverture dorée « vintage » qui retient immédiatement l'attention.
Mais, au fait, de quoi ça parle ?

Un extraordinaire voyage
On pourrait dire simplement que le roman s'ouvre à Pékin en 1899 et sur l'embarquement pour une aventure ferroviaire qui lorgne vers le récit à la Agatha Christie. Dans ce cas, le lecteur serait certainement un peu étonné de se retrouver face à des extraits d'un mystérieux guide imaginaire appelé « le Guide du voyageur prudent dans les Terres oubliées » d'un auteur tout aussi fictif du nom de Valentin Rostov.
Ces extraits sont là pour signaler d'emblée au lecteur que le roman de Sarah Brooks n'est pas un roman historique.
Il est quelque chose d'autre, de plus inattendu et de plus surprenant.
On y suit les aventures de plusieurs personnages : Marya Petrovna, fille d'un verrier russe réputé et récemment décédé ; Zhang Weiwei, adolescente roublarde qui ne connaît que le rail depuis sa naissance ; et Henry Grey, naturaliste en disgrâce qui cherche un second souffle à ses extravagantes théories évolutionnistes.
Tous ont au moins une chose en commun : ils sont des passagers du Transsibérien Express, train le plus luxueux et le plus réputé au monde, géré par une mystérieuse Compagnie qui fait tout pour garder une mainmise totale sur ce qui l'entoure.
On pourrait croire jusque là à une variation plutôt faiblarde du Crime de l'Orient-Express, surtout en découvrant que Marya Petrovna cherche à résoudre l'énigme qui entoure le décès de son paternel et qu'elle compte bien trouver un coupable ou, à minima, dévoiler au monde le rôle sinistre jouer par la Compagnie dans cette histoire.
Mais accrochez votre ceinture, car tout déraille très rapidement.
En effet, Sarah Brooks situe l'action de son histoire dans un monde entre uchronie et post-apocalypse en imaginant qu'une large partie de la Sibérie est isolée du reste du monde par d'immenses murailles du côté russe comme du côté chinois.
La raison ? D'étranges mutations qui ont rendu ces « Terres oubliées » dangereuses pour les êtres humains et qui ont radicalement changé la physionomie de la région mais aussi de la faune et de la flore en son sein.
Le Transsibérien Express reste le seul moyen de traverser ces immenses étendues dans un train assez extraordinaire conçu avec les meilleurs matériaux pour résister aux étranges effets et dangers de ces contrées inhospitalières.
Dès lors, ce qui pouvait ressembler à une banale enquête dans un contexte proto-historique se transforme en véritable roman weird quelque part entre du Jeff Vandermeer et les frères Strougatski.
Un pari pour le moins osé et inattendu qui va pourtant permettre à Sarah Brooks de s'amuser à surprendre son lecteur et à donner à son histoire une ambiance assez unique.

Pique-Nique au bord du chemin (de fer)
Au coeur de l'histoire se trouve en réalité une envie évidente de construire une Zone inquiétante avec une véritable identité ou, devrait-on dire, une véritable personnalité.
Les Terres oubliées vont prendre petit à petit le pas sur l'ensemble des personnages présents et s'imposer comme l'attraction principale de ce récit où il importe moins de comprendre ce qu'il se joue en sous-main entre la Compagnie et le reste du monde que de contempler mi-ébahi mi- terrifié les territoires qui mutent sous les yeux de ses passagers et où tout peut devenir danger mortel. Convoquant les fantômes de Stalker et Jules Vernes dans un premier temps, Comment voyager dans les Terres oubliées ressemble de plus en plus à la trilogie Annihilation au fur et à mesure des pages, employant avec la même joie les modifications du vivant et l'imminence d'une contamination écologique venue d'ailleurs.
Il en résulte des scènes assez bluffantes où l'autrice insinue progressivement de grosses doses de fantastique voire d'horreur dans l'ordinaire du train et de ses passagers.
Pour parfaire le tout, Sarah Brooks fait monter à bord un autre personnage clandestin, une certaine Elena, qui semble rapidement ne pas être si humaine que ça, tenant presque du fantôme… et ce n'est pas un hasard quand on connaît l'amour de l'Anglaise pour cette figure fantastique.
L'essentiel reste ici de jongler avec les genres et d'entremêler joyeusement ses fils narratifs pour obtenir un tout assez cohérent afin de donner envie au lecteur de continuer encore et encore à un train d'enfer.

Briser les murs et les frontières
Si l'on s'attend à peu près à l'ensemble des rebondissements de l'enquête menée par Marya Petrovna ainsi que sur les révélations autour d'Elena et de sa véritable nature, c'est bien le sous-texte sur la cupidité humaine ainsi que la peur de la nouveauté, de l'évolution et, dans une certaine mesure, de la différence qui apporte un vrai plus à cette histoire certes efficace mais assez conventionnelle sur le fond.
Sarah Brooks fascine avec son environnement autant qu'elle inquiète.
Le lecteur comme le passager (im)prudent éprouve une sorte d'attraction malsaine pour les Terres oubliées sans comprendre également que c'est sa propre peur qui limite sa compréhension du phénomène.
La première réaction est donc d'enfermer ces choses inquiétantes loin de l'humanité, entre de larges murs ou derrière des compartiments spécialement conçus. Et si, au fond, tout ça n'était pas si dangereux qu'on le pense ? Et si c'était la peur du changement, du retour à une certaine forme d'évolution naturelle qui retenait véritablement l'humanité ?
En face, la Compagnie, sorte de multinationale avide de pouvoir, qui incarne un conservatisme cupide prêt à tout pour défendre ses intérêts.
C'est donc en quelque sorte un message écologique que livre Sarah Brooks dans un pur récit d'aventures chimériques où le melting-pot d'influences improbables accouchent d'un roman addictif et plus intéressant qu'il ne l'aurait été dans un monde complètement réaliste.
Au fond, il faut tenter de briser les frontières de genres pour pénétrer pleinement dans l'oeuvre de Sarah Brooks comme celle-ci tente d'infiltrer les Terres oubliées au sein d'une société rongée par la peur et l'immobilisme.

Roman surprenant qui refuse les cases et qui se lit comme un vrai page-turner, Comment voyager dans les terres oubliées constitue certainement un divertissement parfait pour ceux qui veulent quelque chose d'à la fois différent et (étrangement) familier. Sarah Brooks réussit avec brio à hybrider les influences et offre un voyage où l'on reste jusqu'à la fin.
Lien : https://justaword.fr/comment..
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